Deux vies en une : le handicap révélé !

Après " Le second souffle ", Philippe Pozzo di Borgo* co-écrit le manifeste " Tous Intouchables ? ". Une histoire révélée par un succès planétaire. Mais quand le star-system s'embrase, le handicap est-il pour autant tout feu, tout flamme ?

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Handicap.fr : On connait désormais plutôt bien votre histoire. Comment la résumer en quelques mots ?
Philippe Pozzo di Borgo
: Ex-dirigeant de la maison de champagne Pommery, j'ai été victime d'un accident de parapente il y a 20 ans. J'en suis resté tétraplégique, ce qui me vaut parfois l'image vraiment réductrice « d'aristocrate en fauteuil roulant » telle qu'on la découvre dans le film. Trois ans après l'accident, mon épouse décédait d'un cancer. Ma condition d'handicapé m'a tout d'un coup submergé : le vrai handicap c'est la solitude ! Le film Intouchables retrace la rencontre improbable de deux solitudes, l'une physique, l'autre sociale, qui, s'appuyant l'une sur l'autre, vont se réinsérer.

H.fr
: Cet accident a-t-il été une tragédie ?
PPB
: J'ai eu deux vies pour le prix d'une ! 42 ans en tant que valide et 20 ans d'une autre vie que je ne qualifierais pas d'invalide. Avant, pour être caricatural, c'était un peu « Fraîcheur de vivre, Hollywood chewing-gum ». J'ai vécu 42 ans dans un mensonge sur la qualité de vie, dans un monde où tout le monde est jeune, beau... Ce chewing-gum, il me fait penser à un ruminant qui regarde passer un train de déportés, mais ces déportés sont tous des handicapés, c'est-à-dire chacun de nous, toute l'humanité. Le fait de m'avoir révélé ma fragilité, que nous partageons tous, aurait pu être un traumatisme si je n'avais été accompagné dans un premier temps par mon épouse, et par la suite par Abdel (le Driss interprété par Omar Sy dans le film). Cette tragédie a pu alors s'inscrire dans une richesse inouïe. Finis les mirages, on met le doigt sur notre véritable condition et la fraternité qu'elle exige.

H.fr
: Pourquoi a-t-on tendance à penser qu'à la faveur d'un trauma ou d'un handicap, l'homme devient bon, ouvert aux autres, inoffensif ? La situation de handicap ne peut-elle pas engendrer tout le contraire ?
PPB
: Si le trauma ou le handicap peut nous faire abandonner nos illusions quant à notre immortalité, notre éternelle jeunesse, notre toute puissance, tout d'un coup, nous sommes réconciliés avec notre condition humaine. Nous sommes tous fragiles et dépendants les uns des autres, et c'est dans l'éloge l'interdépendance que se dessine ce formidable hymne à la vie. On puise une certaine richesse dans la souffrance, même si je suis loin d'être maso. Auparavant, je vivais avec un calendrier dans la tête, en glissant sur le présent, toujours à planifier l'avenir. Très souvent je retrouve, chez les nouveaux venus dans le « métier d'handicapé », une grande tristesse, voire une agressivité, liée à la nostalgie du passé et de ce qu'ils croyaient être le bonheur évanoui. S'il n'y a pas quelqu'un pour les aider, par son regard et sa présence, son aptitude à écouter, à comprendre les inconforts de notre faiblesse, à se ressourcer dans le silence et l'immobilité, alors il y a souffrance, incompréhension, et hargne. Notre condition nous ramène sans arrêt au présent : nous ne pouvons pas vivre dans la nostalgie, ni nous projeter dans l'avenir, il nous faut nous incruster dans le présent. Je constate souvent chez les handicapés cette disposition au présent : lui donner de la pesanteur !

H.fr
: Qu'avez-vous appris de cette expérience ?
PPB
: J'ai découvert, lors de mes années d'hôpital, un silence considérable, qui m'a permis de regoûter à l'innocence de l'enfance. Cela permet de savoir où on est, qui on est. La seconde chose que j'ai apprise, c'est que j'ai besoin de vous pour survivre, je suis désormais dépendant. En tant que valide, j'employais souvent l'intransigeance et la colère pour obtenir ce je voulais mais, en tant que « handicapé », j'ai plutôt intérêt à être aimable, voire très rigolo. N'oublions pas les vertus de la patience, qui nous devient naturelle dans notre immobilité et totale dépendance et que nous pouvons utilement recommander au monde de bruits, de mouvements et d'impatience qui nous entoure.

H.fr
: Dans les mêmes circonstances, d'autres ont choisi de mourir... Quel environnement, quel état d'esprit, quels hasards faut-il pour réussir à surmonter un tel chaos ? Etes-vous plutôt une exception ?
PPB
: Chaque être est une expérience unique et en aucun nous ne pouvons tirer un jugement sur les choix de chacun. Par contre, nous pouvons nous assurer, comme société, comme association, comme ami ou parent, que nous tendons la main au traumatisé pour l'assister à tout moment, même dans le silence et lui révéler combien il nous est utile par la vérité qu'il nous impose. La rencontre est donc essentielle dans la guérison. Je ne suis certainement pas une exception dans la mesure où beaucoup d'entre nous ont eu la grâce de cette rencontre, que ce soit à domicile, en institution ou dans les associations.

H.fr
: Quelles ont été les réactions suscitées par votre « personnage » ?
PPB
: François Cluzet, qui joue mon rôle m'a dit un jour : « Dans ma carrière d'acteur, on m'a souvent dit « Bravo ». C'est la première fois qu'on me dit « Merci ». »

H.fr
: 20 millions de spectateurs ! Les personnes concernées se plaisent à penser que ce film a ouvert les esprits. Mais n'est-ce pas seulement une fiction, un spectacle qui n'a eu d'autre impact que de faire rire ?
PPB
: 20 millions en France, 20 millions en Europe et 20 millions à venir aux Etats-Unis et en Asie. En dehors du message positif sur le handicap et la nécessité de changer de regard, ce film fait prendre conscience à tous les spectateurs qui applaudissent au moment du générique, d'une évidence qui leur avait échappé : ils sont eux-mêmes en situation de stress et de handicap, et plutôt que d'essayer de s'en tirer dans un individualisme forcené, un rapport à l'autre plus solidaire est la solution aux dérives de nos sociétés. Ce film fait partie de ces émergences, qui partout en Occident, suscitent un changement dans le comportement, dans les rapports sociaux. Cette nouvelle société que tous les spectateurs appellent de leurs vœux, aura elle-même un regard différent sur le handicap car elle aura abandonné l'illusion du bonheur dans l'égoïsme sacré.

H.fr
: Ce film, en dépit de son succès, à néanmoins fait grincer quelques dents prétextant qu'il idéalisait la situation de la personne handicapée alors que tant d'autres vivent dans une misère nettement moins fantaisiste. Qu'en pensez-vous ?
PPB : C'est le risque de ce film de faire croire que la bonne humeur est le résultat d'une indépendance financière. Il a cependant le mérite de mettre l'accent sur un point essentiel : le handicap nécessite une mobilisation de moyens considérable.

H.fr : Qu'est-ce qui a changé dans votre vie depuis le succès phénoménal du film ?
PPB : Je vis au fin fond de la campagne marocaine, entouré de dromadaires et de chèvres qui, pour l'instant, n'ont pas encore applaudi. Il est vrai que quand je me rends dans la petite ville voisine, j'ai le droit à une ribambelle de « Pas de bras, pas de chocolat », toujours très gentiment, de sourires et de « mercis ». Par ailleurs, ma dernière fille, Wijdane, âgée de 5 ans, interpelle François Cluzet à chaque fois qu'elle le voit dans les médias par un « papa ». Il me reste le sentiment qu'il y a encore une énorme tâche à accomplir et que je suis heureux d'y participer avec tous les autres.

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