Handicap.fr : Comment est né ce village "Les Cizes" qui, au cœur du Jura, offre un moment de répit aux familles touchées par la maladie ou le handicap ?
Laurence Tiennot-Herment : Le droit au répit est revendiqué par la loi handicap de 2005. Alors, dès 2006, nous avons mené une vaste enquête auprès des familles sur ce que recouvrait cette notion et quelles seraient les clés du succès pour un site de vacances adapté. Les réponses de 650 d'entre elles nous ont convaincus qu'il fallait concevoir un système à la carte, c'est à dire un village vacances adossé à une structure médico-sociale garantissant la sécurité médicale et l'accompagnement. C'est ainsi que sont nés "Les Cizes", dans un charmant village du Jura, Saint-Lupicin.
H.fr : L'implication non-stop des aidants est telle que certains y laissent leur propre santé...
LTH : Le lien fusionnel qui unit l'aidant à l'aidé n'est pas une légende. Certains parents redoutent par-dessus tout de laisser leur enfant, de le confier à d'autres mains. Il faut donc du temps pour s'habituer à ce "sevrage". Mais cela n'est possible que lorsqu'un climat de totale confiance a pu être instauré avec les intervenants. J'ai vécu cela avec mon propre fils. J'ai dû apprendre à déléguer à ses auxiliaires, à leur transmettre ces "rites" que j'avais mis en place pour sa sécurité. C'est lui qui finissait par me dire "Tu peux t'en aller Maman !". Il faut du temps pour cela et un long apprentissage, au risque, sinon, de créer une interdépendance parfois pathologique. Il faut accepter l'idée que dans tout changement il y a une prise de risque.
H.fr : Le but de ce nouveau village est donc d'accueillir des aidants qui n'ont, pour la plupart, jamais pris de vacances de leur vie.
LTH : Parce qu'ils sont hantés par un sentiment de culpabilité, ils se sont totalement oubliés, vont jusqu'à l'épuisement total, à la fois physique et psychique, risquant à tout moment le burn-out qui conduit aidants et aidé à l'hôpital, parfois pour plusieurs semaines. Le répit des aidants est vraiment une question de santé publique puisqu'une étude a révélé que leur espérance de vie était plus courte de 15 ans en moyenne. C'est donc toute l'ambition d'un tel dispositif : qu'ils puissent prendre également soin d'eux-mêmes. L'un va bien lorsque l'autre va mieux...
H.fr : Ce village est destiné aux personnes handicapées sans que vous ne souhaitiez forcément encourager la mixité avec des familles de vacanciers "valides" ?
LTH : Pourquoi pas ? Priorité à ceux qui en ont besoin mais on peut imaginer louer ces chalets à des personnes valides. Encore faut-il qu'il reste des places car lorsqu'on vit avec une personne lourdement dépendante, le choix est limité. C'est toute une expédition. Il faut une quantité astronomique de matériel et de garanties qui dissuadent les proches de quitter leur domicile.
H.fr : Certains vacanciers ne risquent-ils pas de redouter cet "entre-soi".
LTH : Il y aura peut-être une réticence de certaines familles, notamment au début de la maladie, car elles pourraient avoir peur, à travers les autres vacanciers, d'être confrontées à l'image de ce que leur enfant pourrait devenir plus tard, à une évolution souvent inéluctable...
H.fr : Ce village, c'est aussi le témoin de l'esprit d'innovation qui anime l'AFM-Téléthon...
LTH : Oui, nous avons cette obligation d'excellence, toujours en nous appuyant sur les besoins des malades. Nous voulons inventer de nouveaux modèles mais servons aussi l'intérêt général en dynamisant les territoires et l'emploi. Dix-huit postes à plein temps seront créés sur place. Même si cela est en principe de la responsabilité des politiques publiques. Nous avons conscience que ce que nous créons aujourd'hui relève de l'expérimentation et il faudra certainement du temps avant que cela ne rentre dans les mœurs.
H.fr : Que faudrait-il améliorer pour que la société se montre plus impliquée, plus accueillante avec les personnes touchées par la maladie ou le handicap ?
LTH : Notre cheval de bataille, plus que l'accessibilité défendue âprement par d'autres associations, c'est le droit à la compensation, parce que nous défendons des personnes très dépendantes qui ont surtout besoin d'aide humaine. C'est en priorité sur ce point que se porte la vigilance de l'AFM-Téléthon. Et le droit aux vacances s'inscrit indubitablement dans cette démarche. Mais, plus globalement, notre priorité est de conserver ce qui a été obtenu grâce à la loi handicap de 2005, une vraie loi de rupture. Il y a encore quelques années, on militait pour "obtenir" et, dans la conjoncture actuelle, on lutte pour "ne pas perdre".
H.fr : Près de 100 millions d'euros collectés chaque année à l'occasion du Téléthon. Cet argent sert-il à venir en aide aux familles touchées par la maladie ?
LTH : Notre association peut leur venir en aide pour monter des dossiers afin d'obtenir, par exemple, les meilleurs remboursements mais les dons du Téléthon n'ont pas vocation à financer le matériel de compensation ou l'aide humaine. Nous n'avons pas à nous substituer aux pouvoirs publics, même s'il est difficile de résister à la pression et au désarroi des proches. Sinon, nous engloutirions la totalité des dons du Téléthon. Nous n'aurions jamais guéri et sauvé autant d'enfants si nous avions saupoudré cet argent sur les trois millions de personnes qui, rien qu'en France, sont atteintes de maladies rares. 100 millions de dons par an en moyenne, ça ferait 30 euros par malade ! Ça n'a pas de sens.
H.fr : Vous répétez souvent qu'AFM-Téléthon agit avant tout dans l'intérêt général, pour tous les malades, à plus long terme...
LTH : Oui, en effet. Nous devons faire comprendre aux familles qui souffrent qu'il est important de consacrer le maximum de notre collecte à la recherche fondamentale, génomique et au développement thérapeutique en faveur de "toutes" les maladies génétiques. Un tel parti-pris était « gonflé » mais il fallait cet état d'esprit pour avancer. C'est assez atypique une association qui ne s'occupe pas uniquement de ses maladies, recrute des centaines de chercheurs et produit ses propres médicaments.
H.fr : Vous sembliez très émue lors de l'inauguration de ce village le 1er juillet 2014. En tant que maman, vous auriez aimé être accueillie avec votre fils dans un tel endroit ?
LTH : Lorsque votre enfant est trachéotomisé, tétraplégique et relié à une machine, vous restez en alerte 24h sur 24, en redoutant qu'elle ne se mette à bipper. C'est ça notre vie ; une autonomie de survie de quelques secondes ! Alors, oui, en tant que maman, j'aurais aimé être parfois accompagnée, soulagée et pouvoir m'offrir un peu de répit. Une telle structure m'aurait peut-être permis de moins souffrir le jour où tout s'est arrêté, où la machine a émis un long sifflement qui, dix ans après, continue de me hanter...
Le répit des aidants : une nécessité d'intérêt général
A l'occasion de l'inauguration d'un village répit dans le Jura, Laurence Tiennot-Herment, présidente de l'AFM-Téléthon, témoigne du dévouement aussi exemplaire qu'incessant des aidants de proches malades ou handicapés. Un sacerdoce par amour...
"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par Emmanuelle Dal'Secco, journaliste Handicap.fr"