Dépistage prénatal : le fantasme de l'enfant " jetable " ?

Parce que le dépistage prénatal devient de plus en plus récurrent, des médecins agitent le spectre de l'eugénisme. Serions-nous dans un pays handiphobe, où le handicap serait obscène ? Réponses du professeur Didier Sicard...

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* Didier Sicard est médecin, ancien chef de service de médecine interne de l'hôpital Cochin, professeur émérite à l'Université Paris Descartes. Ancien président du Comité consultatif national d'éthique (1999- 2008), actuel président d'honneur, il préside depuis 2009 le Comité d'experts de l'Institut des données de santé. Il est membre du conseil scientifique du Forum européen de bioéthique.

Handicap.fr
: Le 31 janvier 2012, s'est tenu à Strasbourg le 2e Forum européen de bioéthique sur le thème « Le dépistage prénatal : dans quel intérêt ? », auquel vous étiez convié... Qu'en est-il en France ?
Didier Sicard
: La naissance est de plus en plus vue à travers une grille de représentations, avec un examen de passage biologique, échographique, génétique et social où chaque épreuve est dotée d'une note éliminatoire... La loi française interdit d'avoir une attitude eugéniste mais la société est impitoyable avec l'enfant handicapé dont elle considère la naissance comme une faute médicale. C'est ce que dit la loi Perruche : l'absence de diagnostic du handicap de l'enfant qui n'a donc pas permis sa destruction est une erreur médicale qui mérite réparation ! Certains de nos juges ont une vision de la normalité humaine qui me parait tragique et continuent, malgré la loi dite « anti Perruche », à demander l'application de cette indemnisation pour les enfants nés avant 2002 ! Ce qui est grave, c'est que la société s'habitue à faire de la naissance d'un enfant jugé anormal une erreur à réparer par un procès plutôt que de l'accueillir comme un être qui a besoin de notre aide plus que quiconque. Malgré les lois généreuses sur le handicap, notre société reste bien infirme....

H :
Le diagnostic prénatal le plus couramment utilisé concerne la trisomie 21 ? Qu'en pensez-vous ?
DS
: Aujourd'hui, vu l'ampleur du dispositif mis en place pour détecter les cas de trisomie 21, la naissance d'un enfant trisomique est considéré comme une erreur médicale ! C'est très grave. Cela conduit les parents, dans 96% des cas, à interrompre la grossesse. Les étudiants en médecine ne s'interrogent même plus sur cette question, et la « chasse à la trisomie » est rentrée dans nos mœurs. Or, tout au long de ma carrière, j'ai été bouleversé par des enfants et adultes trisomiques qui m'ont appris tellement de choses sur la vie. Evidemment, on peut me rétorquer que je n'ai pas eu d'enfant trisomique. C'est vrai. Je ne veux donner de leçon à personne mais je redoute la vision d'un dépistage conçu comme une traque. Le système français a fait de cette « éradication » une question de santé publique !

H
: On ne peut tout de même pas contraindre des parents avoir un enfant trisomique ?
DS
: Il ne s'agit pas de cela. Je n'ai jamais été contre l'avortement, mais je prône davantage de discernement. Ce qui me dérange c'est cette attitude politiquement troublante qui fait passer le « bien commun » avant la liberté individuelle. Je redoute cette idée de privilégier l'apparence au détriment de l'essence. Or quelle est aujourd'hui la part de liberté des femmes pour refuser un avortement lorsqu'elles sont confrontées à un discours médical et légal aussi accablant ?

H
: Demain, il en sera peut-être de même avec les enfants autistes puisque la piste génétique est désormais envisagée ?
DS
: Une piste génétique avec mille susceptibilités... Avec la vision qu'on a aujourd'hui du risque, on peut en effet imaginer que, obsédés par la précaution, nous supprimerons tous ceux sur lesquels porte ce doute. C'est ce qu'on appelle l'eugénisme par précaution. On en oublie toutes ces personnes handicapées, ces artistes, ces génies (dans le cas de l'autisme notamment), qui sont porteurs de tant de richesses...

H
: La douleur de certaines vies, à la fois pour la personne concernée et l'entourage, justifie-elle l'idée qu'il vaut mieux qu'elles ne soient pas vécues ?
DS
: Ce n'est pas à moi d'en juger mais, bien sûr, je peux comprendre que des parents ayant eu un premier enfant myopathe aient envie de se protéger d'une telle souffrance. Dans le cas de maladies génétiques graves, ce choix me parait tout à fait légitime. Comme pourrait-il en être autrement lorsque vous annoncez à des parents que leur enfant à naître, atteint par exemple de thalassémie majeure, risque de mourir avant l'âge de trois ans ?

H
: C'est ce qu'on appelle des avortements pour motifs thérapeutiques...
DS
: Oui, mais ils sont strictement encadrés par la législation qui indique qu'il doit s'agir d'une affection « incurable et d'une particulière gravité ». C'est par exemple le cas de formes graves de myopathies.

H
: Mais vous craignez tout de même une dérive ?
DS
: Oui, les risques sont réels. Le principe de précaution s'est glissé dans le domaine de l'obstétrique, et a conduit à une « sélection » des bébés à naître. On refuse l'eugénisme collectif, organisé, mais, dans la pratique, il y a un eugénisme individuel. Notre société a beau scander « Loin de moi l'idée d'une humanité normalisée », il faut qu'elle reconnaisse qu'elle est devenue eugéniste.

H
: Pensez-vous vraiment que l'idée de « l'enfant jetable » est à nos portes ?
DS
: Oui. Surtout en France. Mais pas seulement les enfants d'ailleurs. Les personnes âgées aussi avec le spectre de l'euthanasie, quel qu'en soit le motif, y compris économique. Nous risquons de nous habituer à ce que les enfants et les « vieux » soient jetables. C'est très préoccupant pour l'avenir.

H
: Et l'accélération des techniques d'analyses génétiques risque d'aggraver encore les motifs d'inquiétude ?
DS
: Oui, en effet. L'imagerie médicale se précise et permet de déceler désormais la moindre anomalie, qui risque de pousser à interrompre la grossesse sans qu'on n'ait pu réellement appréhender la gravité et les conséquences de cette anomalie. Par ailleurs, on va commencer à trouver sur internet des tests, totalement illégaux, qui vous promettent de dépister 400 gênes sur votre bébé, à partir de quelques gouttes de sang de la mère. Le tout pour une somme raisonnable ! Ces tests sont utilisables dans les premières semaines de la grossesse, en tout cas dans le délai légal de l'IVG. Certaines femmes pourraient donc décider d'avorter en fonction du résultat de ces analyses, sans forcément consulter le corps médical quant au risque réel encouru.

H
: Ce qui est étonnant, c'est qu'on éradique certaines maladies mais, en même temps, les progrès de la réanimation font naître des enfants de plus en plus prématurément qui risquent d'être atteints de séquelles importantes...
DS
: Oui, c'est l'un de nos paradoxes contemporains. La médecine actuelle supprime autant de handicaps qu'elle en fait naître. La politique de la France est singulière car elle choisit de donner sa chance à de grands prématurés de 27 ou 28 semaines, sans vraiment en maîtriser les conséquences, même si certains sont euthanasiés quelques jours plus tard si on se rend compte qu'ils ne sont pas « viables ». Alors que dans d'autres pays, on ne réanime pas s'il y a un risque majeur.

H
: Peut-on envisager une détection préalable et systématisée de toutes les affections héréditaires ?
DS : Non ! Ce n'est pas encore pour demain. On ne pourra pas détecter toutes les maladies avant même la naissance. Le diagnostic préimplantatoire pour tout le monde, c'est de la science-fiction...

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