L'accessibilité totale est surréaliste

Paraplégique depuis ses 15 ans, Nicolas de Tonnac, psychiatre, est devenu le " Doc ès-paraplégie ". A la fois soigné et soignant, il porte un regard " exhaustif " sur le handicap. Affranchi des discours convenus, il révèle une belle humanité.

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Handicap.fr : Vous dites, dans votre livre « Chacun porte en soi une force insoupçonnée » paru en mai 2013, que c'est à l'âge de 15 ans, en pédiatrie, que débutèrent vos études de médecine, juste après l'accident qui vous rend paraplégique...
Nicolas de Tonnac : Oui mais je ne l'ai compris qu'à posteriori. J'ai été confronté au monde des soins, aux blessures, aux efforts pour se sortir de l'impasse et échapper à la mort. Mes études ont donc commencé par des travaux pratiques, très durs mais riches en enseignements car ils ont modifié ma conception de la vie. Lorsqu'on n'est pas confronté à la maladie ou au handicap, on s'en fait des représentations effrayantes, bien loin de la réalité, qui conduisent à l'évitement et à la superstition. Je suis convaincu que ce qu'on appelle la « connerie » n'est rien d'autre que le résultat de la peur.

H.fr : Vous témoignez sans cesse d'une solidarité incroyable, notamment de la part des étudiants, après votre accident, en 1965. Les choses ont-elles changé ?
NDT : Ce n'est pas une question d'époque. La solidarité est celle que l'on sollicite. Les personnes handicapées ont du mal à comprendre qu'elles doivent assumer les demandes qu'elles font. La dépendance doit être gérée, et c'est cette gestion assumée qui nous rend autonome. Lorsqu'on demande quelque chose à une personne, on peut s'attendre à ce qu'elle le fasse, et plutôt avec plaisir. J'ai toujours eu le sentiment que mes amis étaient heureux de pouvoir m'apporter leur aide. Certaines personnes en difficultés se montrent parfois agressives, comme si elles reprochaient aux autres de ne pas avoir de difficultés ou d'en être l'auteur. C'est insupportable !

H.fr : Vous avez connu la dépression... Jusqu'à comprendre que votre handicap n'était pas de vivre sur un fauteuil roulant mais de vivre avec vous-même ?
NDT : C'est en effet le but ultime de l'existence : être toujours plus proche de soi-même. Il y a évidemment une contrainte supplémentaire pour les personnes handicapées car la gestion de leur handicap peut devenir très envahissante. Le matin, vous sautez dans votre pantalon et 10 minutes après, vous êtes déjà loin ; moi, il me faut au moins une heure pour me préparer. Eh bien je considère que ce delta de 50 minutes est un moment propice pour m'occuper de moi. Je suis toujours obligé de respecter cette discipline pour ne pas altérer ma santé et mon corps. C'est à la fois une contrainte et un soin que je m'accorde à moi-même. Une façon de positiver !

H.fr : L'humour a été une arme contre le désespoir. Mieux vaut donc rire de son handicap ?
NDT : L'humour, c'est ce qui nous sauve du gouffre et de l'abime de la dramaturgie dans laquelle nous pourrions nous complaire. Les histoires de Charlot nous font rire alors qu'elles sont pourtant dramatiques. J'ai toujours beaucoup plaisanté sur mon handicap avec ma famille et mes amis. Chacun avait besoin de prendre de la distance et de ne pas se laisser envahir par le drame. C'est cet état d'esprit qui permet aussi à mes patients de relativiser. Mais il ne faut pas n'être que là-dedans car ce serait refuser de prendre en compte la réalité.

H.fr : Vous êtes médecin psychiatre. Seize ans plus tard, vous travaillez dans le centre de rééducation qui vous a accueilli après votre accident. Le fait d'être paraplégique vous donne-t-il plus de « crédibilité » pour aider vos patients ? A l'inverse, si le médecin considéré comme tout puissant est encore paraplégique, c'est qu'il ne l'est pas tant que cela. Seriez-vous aussi le symbole d'un échec ?
NDT : Oui, je porte en moi ce paradoxe. Je représente à la fois ce qu'ils ne veulent pas être et ce qu'ils peuvent être. Cela dépend de l'ancienneté du trauma. Soudain, vous êtes devenu propriétaire d'un handicap, d'une vraie merde et vous ne pouvez pas vous en débarrasser. On ne peut pas dire oui tout de suite à une situation comme celle-là, et cette acceptation peut prendre des années.

H.fr : Vous écrivez, « Pourquoi vouloir intégrer tout le monde et surtout comment ? Le projet est totalement surréaliste. ». Un discours qu'on n'a pas l'habitude d'entendre de la part d'une personne concernée par le handicap...
NDT : Il faut redescendre sur terre : l'accessibilité totale est surréaliste, tout au moins dans certains bâtiments déjà existants ! D'autant que des aménagements qui peuvent être utiles à certaines personnes handicapées peuvent constituer des dangers pour d'autres. Il faut accepter les compromis, et il y a un moment où, face à un obstacle, il faut être capable de solliciter l'autre.

H.fr : C'est justement ce que refusent les personnes handicapées, elles veulent être autonomes et ne pas dépendre d'un tiers...
NDT : Et bien c'est une hypocrisie complète : on ne veut pas demander de l'aide humaine mais, pour financer tous ces aménagements, qui paye ? Si ça ce n'est pas de l'aide ! J'ai rencontré des personnes handicapées qui pensent que tout leur est dû et agissent comme des enfants gâtés. Dans certaines circonstances, il faut avoir le courage de dire : « Ce n'est pas possible ! ». Je le redis : mon handicap m'a permis de faire des rencontres merveilleuses en demandant à des inconnus de me prêter leur force. Je pense notamment à un groupe de jeunes comédiens qui m'avaient porté jusqu'à chez moi, au quatrième étage, parce que mon ascenseur était en panne. Ironie du sort, ils jouaient « Madame Sans Gêne » ! Certaines personnes handicapées se plaignent d'être isolées, peut-être parce qu'elles n'ont rien à demander ! Il ne faut pas hésiter à dire à l'autre « J'ai besoin de toi. ».

H.fr : Que pensez-vous de l'accompagnement sexuel, vous qui habitez la Suisse qui l'a légalisé ?
NDT : La réticence française nait d'un mélange des genres ; on confond accompagnement sexuel et prostitution alors que cela a été nettement clarifié par la loi chez nous. Les accompagnants ne sont ni des prostitués ni des soignants. Ils sont là pour aider à assouvir un besoin naturel qui doit être légitimé par la société. Si quelqu'un a faim on lui donne à manger mais s'il a un désir sexuel on le laisse crever. Il faut dépasser ces tabous et se rendre compte que la sexualité est une question physiologique.

H.fr : Le gouvernement socialiste n'a pas l'air plus engagé sur ce sujet...
NDT : Evidemment, aucun parti politique ne veut se mouiller car tous ont peur des dérapages et autres scandales. Alors on fait la sourde oreille en croyant régler le problème. Mais ce négationnisme à la française tient du scandale et de l'obscurantisme. C'est pareil pour l'assistance au suicide... La France est pleine de contrastes : elle peut être terriblement touchante comme extrêmement crispante !

Site de l'association genevoise Pro infirmis (dont Nicolas de Tonnac est président) :  http://www.proinfirmis.ch/fr/home.html
A lire : « Chacun porte en soi une force insoupçonnée », éditions Albin Michel, 16 €.

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