Handicap.fr : Cette Route du Rhum en solitaire, de Saint-Malo à Pointe-à-Pitre, c'est un rêve de gosse ?
Damien Seguin : En 1990, j'ai dix ans et j'assiste à l'arrivée de la Route du Rhum en Guadeloupe. Habitué à la montagne, puisqu'originaire de Briançon, je découvre le monde de la mer. C'était impressionnant de voir ces grands bateaux, ça m'a marqué et c'est un peu grâce à ça que j'ai commencé à faire de la voile. Cette image est restée dans un coin de ma tête… Depuis, j'ai fait deux Routes du Rhum, en 2010 et en 2014, mais c'était en class 40, maintenant je suis en class 60 avec un bateau plus grand. Je suis le premier skipper handisport à prendre le départ d'une course en solitaire à bord d'un monocoque de 60'.
H.fr : Pourtant l'histoire avait plutôt mal commencé. En 2005, l'organisation de la Solitaire du Figaro refuse votre inscription au motif que vous n'avez qu'une seule main.
DS : C'est sûr que ce n'était pas le début idéal mais, bon, c'était il y a treize ans, les choses ont, fort heureusement, beaucoup évolué. C'était une grosse problématique qui soulevait une question plus générale sur la vision du handicap. Quand les gens sont dans des cases, on aime bien les y enfermer et mettre un beau couvercle. Malheureusement, je me suis retrouvé dans ce cas de figure. J'avais beau être médaillé d'or des Jeux paralympiques, ça n'a pas empêché certaines personnes d'avoir des doutes sur mes capacités.
H.fr : Les choses ont-elles évolué pour les concurrents en situation de handicap ?
DS : Oui, les règles d'accès à la course au large ne sont plus les mêmes. Les préjugés sont moins présents. C'est tant mieux pour ceux qui passent après moi et cela vaut aussi pour les valides qui n'ont peut-être plus la capacité à faire les choses. Certains considèrent que je suis incapable de faire telle ou telle manœuvre avec une main, je leur réponds : « Mais le concurrent de 75 ans, en surpoids, n'a rien à prouver, lui ? » Alors qu'il peut aussi se mettre en danger sur un bateau. Ça permet de recadrer et de prendre des décisions concernant la capacité à faire ou pas, à partir de vrais critères.
H.fr : Quels sont vos sponsors ? En quoi êtes-vous fidèle à leurs valeurs ?
DS : Le groupe Apicil, qui a donné son nom à mon bateau -que j'ai racheté à Éric Bellion (9è du dernier Vendée Globe)- est un groupe d'assurances avec une mutuelle, Intégrance, portée vers le handicap. Nous défendons beaucoup de valeurs communes. C'est une expérience nouvelle pour eux. C'est le début d'une belle aventure pour nous deux. Ils ont vraiment pris le projet à cœur. Et puis ma spécificité répond bien à leur problématique et à leur besoin de communication.
H.fr : A quoi ressemble votre quotidien à quelques semaines du départ ?
DS : Des entraînements quotidiens (à Port-la-Forêt, Finistère) et puis, comme toujours, de la bricole sur le bateau. Ce sont des prototypes donc on est toujours en train de réparer ce qu'on a cassé la veille ou d'améliorer ce qu'on a entre les mains.
H.fr : Combien de temps passez-vous sur votre bateau ?
DS : Environ sept à huit heures les jours où on navigue. Cette semaine, on sera en mer de mardi à vendredi. En ce moment, c'est du faux solitaire car mon équipe m'accompagne. On ne veut pas prendre de risque donc on est toujours au moins trois sur le bateau.
H.fr : Allez-vous faire des tentatives en solitaire d'ici le départ, le 4 novembre ?
DS : Non, les qualifications sont terminées et tout est réglé. Mais je navigue en condition, je fais toutes les manœuvres seul.
H.fr : Quelles sont les plus grosses difficultés sur ce type de traversée ?
DS : Les 48 heures qui suivent le départ sont assez stressantes parce que tous les dangers sont concentrés au même endroit : les 122 concurrents, les bateaux de pêche, les navires de commerce, les spectateurs... Il n'y a qu'une seule route pour sortir de la Manche donc on croise forcément d'autres navires. Ensuite, il y a les phénomènes météo, on ne sait jamais à quelle sauce on va être mangé. Selon le temps, il sera plus ou moins compliqué de trouver sa route. Nous avons des données de plus en plus précises mais on avance toujours dans l'inconnu au fur et à mesure de la compétition.
H.fr : Votre agénésie (absence d'une main) engendre-t-elle des restrictions ?
DS : De mon point de vue, ce n'est pas du tout handicapant. Je m'adapte au bateau plus que j'adapte le bateau à mon handicap. Je fais différemment qu'une personne qui a ses deux mains, c'est sûr, mais je peux tout faire.
H.fr : Y a-t-il des aménagements spécifiques sur le bateau ?
DS : Un seul, sur la manivelle de winch pour que je puisse utiliser la puissance de mes deux bras. Le reste, c'est plus de la réflexion et de l'anticipation, notamment sur la façon d'entamer une manœuvre. Les bateaux sont gigantesques alors que l'on ait une main ou deux, qu'on soit homme ou femme, qu'on soit bodybuildé ou non, ils sont beaucoup plus puissants que la force que l'on est capable de développer. Finalement, la problématique est exactement la même pour tout le monde, on trouve des stratégies pour éviter de se casser en deux.
H.fr : Comment êtes-vous perçu par les autres concurrents ?
DS : Au début, les gens me regardaient un peu de travers et se demandaient : « Mais comment il peut faire avec une seule main ? ». Je pense qu'aujourd'hui, avec mon parcours, je suis considéré comme un skipper comme un autre mais aussi comme un vrai concurrent. C'est tout ce que je demandais…
H.fr : Avez-vous le sentiment de faire naître des vocations ?
DS : Je pense. En tout cas, il y a de plus en plus d'enfants et même d'adultes handicapés qui franchissent le cap, avec moins d'appréhension. Certains s'inscrivent dans des clubs grâce à l'association Des pieds et des mains que j'ai créée. Cette année, pour la première fois, nous serons deux en situation de handicap au départ de la Route du Rhum. Fabrice Payen, amputé d'une jambe, sera en trimaran. Son projet est né il y a cinq ou six ans lorsqu'il m'a vu prendre le départ. Comme quoi mon chemin peut être inspirant…
H.fr : Quels sont vos projets ?
DS : Le Vendée Globe en 2020, avec le même bateau. C'est aussi pour ça que j'ai changé de catégorie cette année ; une autre étape, un niveau au-dessus, c'est exceptionnel dans tous les sens du terme. 90 jours de traversée au lieu d'une dizaine pour la Route du Rhum. De quoi boucler la boucle et aller au bout de mon challenge. Je serai alors le premier skipper handicapé à faire ce tour du monde en solitaire et sans escale.
H.fr : On vous donne rendez-vous aux Jeux de Tokyo en 2020 ?
DS : Eh bien non car la voile a été sortie des Jeux paralympiques après Rio. Elle ne sera pas non plus à Paris en 2024. Malheureusement, c'est la décision prise par l'IPC (Comité paralympique international).
© Ronan Gladu/Groupe Apicil