Handicap.fr : Walter, vous êtes une voix du monde du handicap un peu singulière avec un discours sans langue de bois mais plutôt conciliant dans une conjoncture où les esprits ont tendance à s'échauffer en matière d'accessibilité… Quelle est votre fonction dans ce domaine ?
Walter Salens : Depuis deux ans, je représente l'APF 95 à la sous-commission départementale d'accessibilité et de sécurité du Val d'Oise. Elle se réunit tous les jeudis. Les fonctionnaires instruisent les dossiers d'accessibilité des ERP (établissements recevant du public) désormais appelés Ad'AP (Agendas d'accessibilité programmée). Ils présentent leur analyse et conclusion, que nous approuvons ou refusons. Le préfet est le signataire final.
H.fr : Une seule association du champ du handicap est présente ?
WS : En principe non. Dans le milieu associatif, il y a un beau concept que l'on appelle « comité d'entente » où tout le monde se tape sur l'épaule mais, dans la réalité, nous sommes le plus souvent deux représentants d'associations à siéger sur 8 et je suis parfois seul.
H.fr : La mise en accessibilité de leurs établissements est souvent perçue comme une contrainte par les professionnels. Preuve en est la récente campagne d'un syndicat de médecins généralistes qui ne fait pas dans la dentelle et laisse entendre que les nouveaux délais fixés par le Gouvernement leur mettent le couteau sous la gorge, au point que leurs cabinets vont devoir fermer (article en lien ci-dessous)…
WS : C'est tout bonnement idiot. Le procédé m'a évidemment choqué, d'autant qu'ils attendent le dernier moment pour se réveiller. Ce qui est grave c'est que certaines professions médicales leur emboîtent le pas. Or la loi n'a jamais voulu expulser les praticiens des locaux qu'ils occupent, à condition que leur demande de dérogation soit dûment justifiée. C'est vraiment de la désinformation. D'autant qu'on a tendance à se focaliser sur l'accessibilité aux fauteuils roulants mais les autres handicaps doivent aussi être pris en compte; il y a des choses à mettre en œuvre comme la signalétique, les contrastes, des mains courantes ou des rampes amovibles…
H.fr : Les demandes de dérogations sont-elles fréquentes ?
WS : On observe quelques petites et grandes tentatives pour contourner les obligations mais on ne peut pas accuser tout le monde de mauvaise foi. J'ai épluché 1 800 dossiers sur deux ans et je dirais, qu'en moyenne, un dossier sur dix obtient une dérogation. Parfois les gérants sont seulement mal informés, notamment par les diagnostiqueurs…
H.fr : Pourquoi, pour monter un dossier il faut obligatoirement passer par un diagnostiqueur ?
WS : Non. Certaines municipalités, parce qu'elles ont des dizaines de bâtiments à passer au crible, font en effet appel à des cabinets très connus qui prennent beaucoup d'argent. Mais, pour les petits établissements, dits de 5e catégorie, le diagnostic officiel n'est pas imposé ; méfiance même, car il y a pas mal de personnes qui se sont improvisées « diagnostiqueur ». Moi, par exemple, je pourrais le devenir car je connais plutôt bien les textes. Mais il y a solution plus économique pour les artisans : faire appel à la Chambre des métiers qui propose des bilans pour une soixantaine d'euros. C'est plus cher avec la Chambre de commerce et d'industrie : 450 euros environ.
H.fr : A 10 jours du 27 septembre 2015, date à laquelle tous les ERP doivent remettre leur Ad'AP ou calendrier de travaux, les commissions doivent avoir une recrudescence de travail…
WS : Il est vrai que ces derniers temps, ça s'accélère… On ne chôme pas.
H.fr : Il aurait peut-être été plus judicieux de reporter cette échéance au 31 décembre 2015 ?
WS : Trois mois de plus n'auraient pas changé grand-chose ; les gens se mobilisent toujours à la dernière minute. Je ne me fais aucune illusion, nous allons continuer à recevoir des dossiers hors-délai et je ne vois pas l'Etat mettre d'emblée l'amende prévue de 1 500 euros. Il faudra peut-être faire preuve d'indulgence car on déplore une réelle méconnaissance du sujet de la part des gérants de petits établissements.
H.fr : La première loi handicap date quand même de plus de 40 ans…
WS : Oui, bien sûr, mais ça reste malgré tout très vague, par exemple pour les commerces de proximité qui ont déjà tant de choses à gérer. Ce n'est pas de la mauvaise volonté, mais de l'anxiété. Il me semble que c'était aussi de la responsabilité des municipalités de mieux informer et de les accompagner. Or, dans les textes d'origine, leurs missions ont été peu définies.
H.fr : Votre parole semble un peu dissidente par rapport aux discours des associations de personnes handicapées…
WS : J'ai toujours considéré qu'il était du devoir des représentants de ces associations qui siègent en commissions communales pas seulement de revendiquer avec des actions fortes mais d'attirer l'attention des élus et surtout d'aller sur le terrain pour interpeller les commerçants sans agressivité, constater et conseiller. On sera moins gentil en 2016 avec ceux qui n'auront strictement rien fait. Les actions quotidiennes sont plus constructives que les blablas.
H.fr : Vous menez souvent des actions sur le terrain ?
WS : Je n'appelle pas cela mener des actions car chaque fois que j'interpelle un commerçant je le fais en mon nom propre, à titre individuel et souvent avec un ami en fauteuil. Un exemple : des toilettes inadaptées dans une galerie commerciale. Je prends les dimensions, fais des photos, remplis une fiche-client et entre en contact avec la direction pour leur demander « Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? ». Idem avec une banque qui a un seuil de plus de 4 cm et à laquelle j'ai joint une fiche technique ; j'ai reçu une réponse et ma demande avait été adressée au service concerné. J'écris aussi aux maires, photos à l'appui, histoire de leur faire savoir qu'on les tient à l'œil.
H.fr : Mais cela prend du temps et de l'énergie alors que la loi devrait s'imposer d'elle-même…
WS : Oui, mais ce n'est pas le cas, alors on fait quoi ? On privilégie ce type d'action personnelle ou on dépose des plaintes au niveau local, national et pourquoi pas européen ? Je privilégie les actions douces, et répéter sans cesse que tout est mauvais ou honteux ne résoudra pas les problèmes. Il faut montrer aux commerçants que l'accessibilité ce n'est pas si impossible que cela, mais aussi avoir l'honnêteté intellectuelle de se dire que des dérogations sont envisageables, selon des textes précis.
H.fr : Vous êtes donc partisan du dialogue, même si on peut légitimement perdre patience ?
WS : A un moment, il faut être réaliste et je ne vois pas bien à quoi cela sert de continuer à crier sur le gouvernement, qui hérite de décennies de retard. Entretenir une telle démagogie ne permet pas d'avancer.
H.fr : Mais vous pouvez comprendre que les citoyens handicapés soient excédés…
WS : Evidemment mais la colère porte-t-elle vraiment ses fruits ? Par exemple, en matière de pétitions, je crois plus à l'efficacité de celles qui se concentrent sur une action spécifique, ponctuelle, qu'à celles des grosses machines de guerre qui recueillent 235 000 signatures au niveau national avec l'objectif de faire fléchir la loi. Encore une fois, je mise sur les actions de terrain.
H.fr : Vous ne devez pas être très concerné par le handicap pour faire preuve d'autant de patience, voire de bienveillance...
WS : Ah oui ? Alors je vais finir en vous racontant mon parcours. Il y a 26 ans, j'ai eu un accident du travail qui m'a privé de l'usage d'une jambe ; j'ai dû abandonner un beau parcours dans l'export. J'ai été ensuite directeur adjoint dans un atelier protégé (appelé maintenant entreprise adaptée) ; face au manque de savoir-faire entrepreneurial, j'ai tenu 6 mois et j'ai tout lâché pour monter, sous forme de SARL, une entreprise adaptée en sous-traitance industrielle. En 1993, c'était plutôt rare de voir un monsieur privé se lancer dans une telle aventure, sur ses fonds propres et de surcroît belge. Ma petite entreprise tient toujours la route et est maintenant gérée par ma fille. Alors, le handicap, je peux prétendre en connaître un rayon…