A l'âge de 20 ans, Babouillec, murée dans le silence depuis sa naissance, en 1985, fait comprendre à son entourage qu'elle sait lire et écrire. Elle compose depuis de longs poèmes, dont cet Algorithme éponyme mis en scène par Pierre Meunier et Marguerite Bordat dans la pièce Forbidden di sporgersi. Sur scène, Pierre Meunier, la danseuse et acrobate Satchie Noro, le musicien Jean-François Pauvros et le comédien (et batteur) Frédéric Kunze composent une « traversée plastique et sonore » évocatrice de l'univers poétique de Babouillec. Le titre de la pièce, Forbidden di sporgersi (Interdit de se pencher, dans une sorte d'esperanto) est tiré du poème, où Babouillec ajoute aussitôt :
« On pourrait apercevoir le bout du tunnel ». La métaphore du tunnel est très présente dans son texte, comme un passage obligé entre le monde intérieur extrêmement foisonnant de Babouillec et le monde extérieur, très formaté et si difficile d'accès pour elle. La pensée de Babouillec est parfois chaotique, souvent existentielle et toujours très poétique : « Maître de l'univers, dinosaures y compris, l'homo sapiens taille la route littéralement soumis à l'éternelle question : "qui suis-je ?" », écrit-elle par exemple. Ou encore : « Nous survivons par l'instinct de survie, seul l'acte d'aimer nous sépare du vide ».
Grand puzzle troué de mots
Sur scène, cela commence sans parole. Les acteurs déménagent de grands panneaux de plastique blancs portant des numéros. Puis manipulent des câbles, des tuyaux, se livrent à divers bricolages sonores et électriques cocasses, mettent en route une douzaine de ventilateurs... Une sorte de grand puzzle se met peu à peu en place, troué de mots de Babouillec dits au micro par les acteurs ou assemblés comme des cubes. C'est extrêmement surprenant, surtout si on ignore tout de l'univers singulier de Pierre Meunier, qui a commencé dans le cirque et adore manipuler les objets, bidouiller, bouleverser l'ordre établi. Un théâtre enchanteur, profondément original, se met en place jusqu'à l'apothéose finale : un immense mobile façon Jean Tinguely comme on peut en voir à la Fontaine Stravinsky près du Centre Pompidou à Paris, avec ses automates colorés en perpétuel mouvement. Babouillec, très émue, vient saluer à la fin avec une joie manifeste, entourée des acteurs. La jeune femme était souvent là pendant l'élaboration de la pièce. « Sa présence était très précieuse », témoigne Pierre Meunier. Elle suggérait, pointait des choses, ça nous a permis de voir qu'on n'était pas complètement à côté de la plaque par rapport à elle. » Pour le metteur en scène, « tout le plaisir vient de l'invention de l'expérience ». Un plaisir partagé par le public, si l'on en croit les applaudissements. Forbidden di sporgersi est donné à Avignon pour la dernière fois le 24 juillet 2015, à 18 heures. La pièce sera ensuite jouée au festival de Neuchâtel, à Strasbourg et Tours.
© Christophe Raynaud de Lage