Des liasses de chèques emploi service universel (CESU), avec des montants farfelus et dérisoires, 11,30 euros, 12,90, 7,35, 6,88, pour couvrir les salaires de ses assistants de vie, soit plus de 800 heures et 15 000 euros de salaires par mois. Philippe Aubert n'en revient pas lorsqu'il ouvre sa boîte aux lettres à l'été 2023. Il croit à une mauvaise blague. Militant associatif, très impliqué dans de nombreuses instances, auteur de La rage d'exister qu'il a écrit avec un logiciel de commande oculaire, il est une personnalité incontournable du monde du handicap. Il n'en reste pas moins très lourdement handicapé, en situation de dépendance absolue, au point que la MDPH lui a octroyé 27h d'aide humaine par jour !
3 000 chèques au total
Alors que, jusqu'alors, les versements mensuels de sa prestation de compensation du handicap (PCH) étaient effectués sur son compte bancaire en une seule fois, il doit maintenant se dépatouiller avec plus 600 chèques par mois, sans aucune récap, anonymes, indiquant juste la mention « mandataire » ou « salariés », qu'il doit répartir entre tous les intervenants après des calculs savants alors qu'un certificat médical atteste qu'il est en « incapacité physique absolue » de gérer une telle usine à gaz. Des « paquets » sont livrés dans sa boîte aux lettres. 3 000 chèques à ce jour. A lui et ses proches de se dém… avec ce puzzle ubuesque, complexifié par un turn-over d'intervenants permanent, pas moins de six salariés.
En toute illégalité ?
A qui doit-on cette mauvaise blague ? Le conseil départemental des Hauts-de-Seine (payeur de la PCH) lui reproche d'être débiteur de l'Urssaf et d'un prestataire de services. Or Philippe gère une véritable entreprise, d'une complexité extrême qui, comme toute entreprise, comporte des aléas, qu'il a pris l'habitude de gérer avec expertise et dont il assume toutes les conséquences, y compris les erreurs éventuelles. « Mais quel rapport avec ce changement brutal, si ce n'est la volonté de contrôler un système qui leur est totalement étranger, contraire à l'esprit de la PCH qui promeut l'autonomie ? », questionne Philippe. A la faveur d'un changement d'équipe, le Conseil a en effet décidé de modifier, de manière unilatérale, les règles du jeu. Il assure avoir prévenu Philippe Aubert par courrier sans que ce dernier ne l'ait jamais reçu. Quand bien même… La situation est totalement illégale fait savoir son avocat, maître Guerrien, membre de l'association Droit Pluriel, qui défend les droits des personnes en situation de handicap, en s'appuyant sur un article (R 245-68) du Code de l'action sociale et des familles qui précise que le changement de mode de rémunération n'est pas possible sans l'accord de l'usager.
Les vivres sont donc coupés en pleines vacances alors que le service a répondu aux abonnés absents jusqu'à fin août ! « C'était d'une brutalité colossale », explique Philippe, qui s'empresse d'alerter tous azimuts. En vain. « Il a fallu faire l'avance des salaires sur nos propres fonds qui se sont taris rapidement », poursuit-il. Plus de 60 000 euros depuis le 1er juillet. La situation devenant critique, deux salariés quittent le navire ; un autre enchaîne les heures sup' sans être rémunéré.
2 référés-libertés rejetés !
Parce que cette situation a un impact réel sur sa qualité de vie, Philippe Aubert décide, début octobre, de saisir la justice via un référé-liberté ; cette procédure peut être utilisée à condition de remplir deux modalités rigoureuses : « en cas d'urgence » si une décision administrative porte une « atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ». Cette requête est adressée au juge du tribunal administratif, qui doit se prononcer dans les 48 heures. Pour le dossier Aubert, la réponse est négative ! Entre temps, dans la nuit du 8 octobre, Philippe a fait une chute grave alors que la situation l'avait privé de la présence d'un assistant, restant cinq heures affalé sur le sol. Depuis, son état de santé s'est considérablement dégradé, multipliant les visites aux urgences à cause de plaies infectées. Ces nouvelles circonstances le poussent, fin octobre, à retenter un référé-liberté au motif que l'urgence est maintenant avérée. Même réponse, négative ! Le tribunal a jugé qu'entretemps le contact avec le conseil départemental avait repris et qu'un arrangement était en cours. « A force de pression, il a fini par mettre de l'eau dans son vin et accepté de rattraper certains versements courant octobre », explique Philippe Aubert, qui a toujours refusé d'encaisser le moindre chèque. Pourtant, le 26, la boîte aux lettres continue de déborder de liasses. « On a maintenant des paiements en parallèle. C'est kafkaïen », ajoute-t-il.
Un combat pour d'autres aussi
« Si le système de CESU peut être justifié pour des prestations courtes, comme le jardinage ou les gardes d'enfant, il ne peut en aucun cas convenir à des personnes en situation de handicap lourd qui gèrent un réseau d'aide humaine d'une grande complexité », s'impatiente Jean-Pierre, son papa, qui le soutient dans son combat. La famille Aubert s'est rapprochée d'un autre bénéficiaire en situation de handicap à qui le département du Rhône avait proposé ce même système il y a deux ans mais qui a eu tout loisir de le refuser. « Il nous a promis d'interpeller l'AFM (Association française contre les myopathies) très attentive à cette question, conclut Jean-Pierre. Notre objectif, à travers cette médiatisation, est d'alerter d'autres bénéficiaires de la PCH qui pourraient être concernés et d'en faire un véritable débat public pour éviter toute dérive ». L'appel à témoins est lancé !