*Coécrit avec Albert Prevos, président du Conseil français des personnes handicapées pour les questions européennes
** Commission nationale consultative des droits de l'Homme
Cette interview complète l'article publié sur handicap.fr le 26 janvier 2017 (lien ci-dessous).
Handicap.fr : Quelle est la situation actuelle pour les citoyens et citoyennes en situation de handicap, notamment psychique ou intellectuel ? Un juge a-t-il toujours le pouvoir de retirer le droit de vote à une personne placée sous tutelle ?
Christine Lazerges : Oui. Cette situation découle de l'article L.5 du code électoral qui dispose que « lorsqu'il ouvre ou renouvelle une mesure de tutelle, le juge statue sur le maintien ou la suppression du droit de vote de la personne protégée ». Ainsi, une personne vivant avec un handicap intellectuel ou psychique bénéficiant d'une mesure de protection au titre, par exemple, des difficultés qu'elle rencontrerait en matière de gestion budgétaire, se verrait soumise à un « permis de voter » dont le juge serait le seul évaluateur. Aujourd'hui, 350 000 personnes sont placées sous tutelle, et sont donc soumises à une évaluation de leur capacité électorale ; parmi elles, plusieurs dizaines de milliers de personnes vivant avec un handicap intellectuel ou psychique. Aussi, l'enjeu est-il loin d'être mineur. La Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH) souhaite dénoncer les atteintes au droit et aux principes républicains que porte l'article L. 5 et qui entacheront d'injustice le processus électoral du printemps 2017.
H.fr : C'est pourquoi la CNCDH a émis un avis pour rappeler que le droit français est contraire à la Convention des Nations unies…
CL : En effet, dans cet avis adopté le 26 janvier, la CNCDH montre que l'article L.5 du code électoral est une loi inique. D'abord, il contrevient à la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH) dont le 29e article affirme l'inaliénabilité du droit de vote pour toutes les personnes handicapées. « Sans exception ! », a d'ailleurs martelé le Comité des Nations unies en charge du suivi du respect des dispositions de la Convention, qui rappelle que « restreindre le droit de vote en raison d'un handicap constitue une discrimination directe […]. Cela est également le cas pour les classifications qui visent des sous-catégories spécifiques de personnes handicapées, comme les personnes sous tutelle ».
H.fr : Existe-t-il des critères objectifs pour évaluer la capacité à voter ?
CL : Pas vraiment. Et c'est pourquoi cet article L. 5 porte également atteinte au principe de sécurité juridique car, à l'heure actuelle, aucune procédure d'évaluation clairement établie n'existe. L'évaluation de la capacité de vote dépend essentiellement de l'opinion que le juge se fait des compétences nécessaires pour voter. Certes, le médecin est invité à donner son avis sur l'état des capacités intellectuelles de la personne mise sous tutelle mais est-ce, là encore, au médecin de décider selon ses propres critères, ce qui constitue le « bon » électeur ?
H.fr : Cette situation n'est-elle pas profondément discriminatoire ? Après tout, pourquoi ne pas prévoir ce « permis de voter » pour tous ?
CL : En effet, si une évaluation de la capacité de voter doit être instituée, pourquoi la limiter aux personnes sous tutelle ? Si l'on doit établir un « permis de voter », il faut l'établir pour tous les Français et Françaises, faute de quoi cela constitue une discrimination flagrante.
H.fr : Du point de vue de la personne qui se voit retirer le droit de vote, cette mesure n'est-elle pas vécue comme une atteinte à sa dignité même ?
CL : Tout à fait ! Du reste, au-delà des problèmes de droit que pose l'article L.5 du code électoral, le manque de considération pour cette question, dont ont encore tout récemment témoigné le Gouvernement et le Parlement lors des débats sur la loi Égalité et Citoyenneté, constitue une forme de mépris à l'égard des personnes vivant avec un handicap intellectuel et psychique. Pour celles-ci, comme pour toute personne, l'exercice du droit de vote est en effet un gage de dignité. Comme le rappelle la CNCDH dans son avis, « les témoignages du monde associatif sont unanimes en ce sens : l'accès au droit de vote crée un sentiment d'existence civique, et, plus généralement, d'inclusion sociale ; la suspension du droit de vote est, quant à elle, hautement stigmatisante. On ne peut pas d'un côté affirmer que les personnes handicapées sont des citoyens comme les autres et, de l'autre, leur retirer l'attribut le plus emblématique de la citoyenneté ».
H.fr : Qu'est-ce qui peut expliquer les réticences à ce sujet ?
CL : Rien. Les réticences du Gouvernement sont dépourvues de logique car, depuis l'institution du suffrage universel, en 1848, l'éveil politique des Français s'est construit au contact des urnes. Il est ainsi inexact de penser qu'il faut apprendre la politique pour pouvoir voter car c'est précisément en étant appelé à voter que l'on s'intéresse à la politique et, ainsi, que l'on l'apprend. À rebours de la conception capacitaire que Gouvernement et Parlement entretiennent, il faut encourager et accompagner les personnes vivant avec un handicap intellectuel ou psychique dans l'exercice de leur droit de vote, afin qu'elles puissent participer au débat public à parité avec leurs concitoyennes et concitoyens.
H.fr : Le droit de vote pour toutes et tous n'est-il pas le socle d'une société inclusive ?
CL : Évidemment et l'abrogation de cet article ne bénéficierait pas seulement aux personnes vivant avec un handicap intellectuel et psychique. Dans son avis, la CNCDH affirme ainsi qu'« une pédagogie citoyenne qui valoriserait la participation de tous, dans le respect de la diversité des conditions physiques, mentales et intellectuelles, ne bénéficierait pas seulement aux personnes handicapées, mais à l'ensemble des citoyens, vulnérables ou non. Le législateur qui, à l'appui des préjugés, a maintenu un suffrage partiel, oublie que le vote n'est pas seulement un mécanisme institutionnel : il est d'abord la rencontre du corps civique avec lui-même, un rituel social qui consacre la liberté d'opinion et le droit à la différence ».
H.fr : Quelle est donc, in fine, votre demande précise ?
CL : Pour que les élections en France répondent enfin de la promesse républicaine d'une nation diverse mais indivisible, il faut mettre fin à l'exclusion électorale des personnes vivant avec un handicap intellectuel et psychique. Il faut donc abroger l'article L. 5 du code électoral.