Par Alexis Orsini
Un gérant de supérette bedonnant et un bambin chétif... Dans un marché français du manga très concurrentiel, les poids lourds Glénat et Ki-oon prennent le contre-pied avec des anti-héros, ceux de "Sakamoto Days" et "Ranking of Kings". Dans ces deux séries, réalisées respectivement par Yuto Suzuki et Sosuke Toka, le public suit d'un côté les péripéties de Taro Sakamoto, ex-assassin de renom qui s'est empâté après son mariage puis reconverti comme commerçant, et de l'autre le parcours initiatique de Bojji, jeune prince sourd-muet moqué pour son handicap, mais résolu à devenir un grand roi.
Interaction différente avec le lecteur
"J'ai aimé la singularité de Bojji. Son interaction avec les autres et avec le lecteur est différente. D'habitude, on réfléchit avec le héros, il dit ce qu'il pense et s'exprime ouvertement. Ce n'est pas du tout le cas ici et c'est très intéressant de suivre ce type de personnage", confie Ahmed Agne, directeur éditorial de Ki-oon. La sortie française de "Ranking of Kings" représente selon lui un "pari éditorial", Ki-oon ayant acheté les droits de la série avant qu'elle ne soit adaptée en "anime" (dessin animé japonais) à succès. Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga, table en revanche sur la notoriété au Japon de "Sakamoto Days". "Le fait qu'il s'agisse d'une série du Weekly Shônen Jump, le magazine de référence du manga pour adolescents, est bien sûr intéressant", dit-elle. "Mais Sakamoto Days l'est aussi parce que son auteur s'éloigne de la figure classique du héros. Yuto Suzuki a créé un personnage bien à lui, qui n'est pas une copie des héros les plus charismatiques du Jump", ajoute-t-elle.
Evolution des héros
La revue a donné naissance à certains des plus célèbres héros de manga, des garçons intrépides : Son Goku (Dragon Ball), Luffy (One Piece), Naruto... Pour Julien Bouvard, maître de conférences en études japonaises à l'université de Lyon, les anti-héros sont cependant "loin d'être une figure excentrique pour les lecteurs de manga". "Dès les années 60-70, au Japon, on trouvait Devilman, un anti-héros avec une part sombre, mais aussi Joe Yabuki dans Ashita no Joe, un boxeur assez égocentrique, qui ne correspond pas forcément au canon du manga traditionnel pour adolescents", rappelle-t-il. Bojji et Taro Sakamoto marquent toutefois une "évolution" à l'égard de ce type d'anti-héros ténébreux, comme avant eux Saitama, l'invincible protagoniste chauve et désabusé de One Punch Man.
Un "handi-héros" attendrissant
Selon l'universitaire, "Sakamoto Days fonctionne sur le décalage comique entre l'apparence du héros et ses capacités, comme One Punch Man, dont l'intrigue repose aussi sur l'ironie et sur l'écriture fragmentaire. Ranking of Kings mise plutôt sur l'attendrissement. On a envie d'aider le héros parce que c'est un enfant, menu et handicapé". Ces deux protagonistes seront-ils pour autant adoptés par le lectorat français ? Pas sûr, d'après Julien Bouvard. "Les goûts du public sont assez conservateurs, je crains qu'il y ait un petit décalage avec le Japon. Mais les lecteurs semblent prêts à lire des séries qui sortent des sentiers battus, alors qu'il y a cinq ou dix ans, sortir de tels titres en France aurait été trop risqué commercialement."
130 000 exemplaires vendus
Si ce genre de manga aurait pu trouver sa place dans les catalogues de Glénat et de Ki-oon dès cette époque, selon leurs responsables éditoriaux respectifs, Ahmed Agne reconnaît que "les attentes n'auraient pas été les mêmes au niveau des ventes", sans communiquer sur les premiers chiffres de Ranking of Kings. "Nous n'aurions pas autant mis la série en avant qu'aujourd'hui", abonde Satoko Inaba, les deux premiers volumes de Sakamoto Days ayant été tirés à 250 000 exemplaires. Choix payant : 130 000 exemplaires de la série ont déjà été vendus depuis son lancement le 6 avril 2022, d'après Glénat.