Par Marie-Pierre Ferey
C'est un autre monde, un monde de signes, chaleureux et enthousiaste, mais étrangement silencieux pour une salle de spectacle : le public de l'International Visual Theatre (IVT), à Paris, qui fête ses 40 ans, est pour l'essentiel constitué de personnes sourdes. Ici, on applaudit en agitant joliment ses deux mains en l'air, et les « entendants », comme les appellent les sourds, se distinguent en frappant dans les mains.
Un lieu unique en France
Pour la présentation de saison de l'IVT, une petite foule se presse dans le hall de ce minuscule théâtre niché dans une impasse charmante du 9e arrondissement. On s'embrasse, on se hèle à grand renfort de gestes : une communauté joyeuse se sent ici chez elle. « Nous sommes un lieu unique en France », constate Emmanuelle Laborit, 44 ans, qui dirige l'IVT depuis 2004. Il y a bien quelques bibliothèques, avec un pôle en langue des signes française (LSF), et un hôpital, La Pitié Salpêtrière, équipé d'interprètes et de médecins qui maîtrisent la LSF, mais le seul lieu dédié à la culture sourde en France se trouve ici, dans un ancien local récupéré en 2004 après le départ de l'Ecole nationale supérieure d'arts et techniques du théâtre pour Lyon. Une salle de 185 places, un mini bar très animé et des salles de cours à l'étage : l'IVT, financé par la mairie de Paris, le ministère de la Culture et la région, est né il y a 40 ans de la rencontre d'un artiste sourd américain, Alfredo Corrado, et de l'homme de théâtre Jean Grémion au festival mondial de théâtre de Nancy.
La LSF interdite pendant 100 ans
« Jean Grémion travaillait déjà sur le travail gestuel et à travers Corrado, il découvre ce véritable langage, la langue des signes. Tous deux décident de travailler ensemble à un projet européen et fondent l'IVT. Le ministère de la Culture les autorise alors à s'installer au Château de Vincennes, qui était complètement abandonné », raconte Emmanuelle Laborit, dont les propos en langue des signes sont traduits par un interprète. « A l'époque, ça n'allait pas de soi. Les sourds disaient : 'Quoi, du théâtre pour les sourds, ils sont dingues !', rappelle-t-elle. Il faut se souvenir que la langue des signes a été interdite pendant près de cent ans !». En France, il faut attendre la loi de 2005 pour que la LSF soit officiellement reconnue comme une langue à part entière. Elle n'est pas pour autant dominante : environ 100 000 sourds (sur 3 millions) utilisent la LSF et seulement 15 écoles dispensent leurs cours en langue des signes, les autres se contentant de l'enseigner comme une langue vivante, à raison de deux heures par semaine.
Des spectacles tout public
L'IVT présente quelque 90 représentations sur l'année. Six spectacles sont cette saison des créations originales bilingues, en langue des signes et en français parlé, et sept sont des spectacles visuels (mime, marionnettes, théâtre d'ombres, danse ...). « Je dis toujours que nos spectacles sont tout public, martèle la directrice. D'ailleurs, nous avons plus d'entendants que de sourds pour certaines pièces ! » Les écoles du quartier viennent régulièrement aux spectacles jeunesse. « Beaucoup de sourds se disent que le théâtre, c'est pour des gens intellectuellement très forts, donc nous avons tout un travail à faire en amont pour les convaincre », ajoute-t-elle. La journée, le théâtre est une ruche avec des cours, qui accueillent un millier d'élèves chaque année. Le soir, sont organisés des ateliers de théâtre en LSF, créés pour la première fois en 1978 et où Emmanuelle Laborit elle-même a fait ses premières classes à l'âge de 7 ans.
Portes ouvertes le 8 octobre
La fille du psychanalyste Jacques Laborit et petite-fille du scientifique Henri Laborit a eu la chance d'apprendre précocement la langue des signes, qu'elle exécute à toute vitesse. Devenue l'emblème de la culture sourde, récompensé d'un Molière en 1993 pour son rôle dans la pièce Les enfants du silence, elle mène le combat pour la culture sourde tout en prônant l'ouverture. Les 40 ans seront l'occasion de portes ouvertes le 8 octobre 2016 et surtout de trois jours de débats, projections, spectacles tous azimuts du jeudi 13 au dimanche 16 octobre. L'IVT est également à l'affiche du festival(s) Orphée Viva la vida dédié au talent des comédiens en situation de handicap dans le 95 et le 78 avec trois pièces dont deux à venir les 15 et 17 octobre (Deuil-la-Barre) et les 16 et 17 octobre à Argenteuil (articles en lien ci-dessous).