« Si vous attendez un discours de référence intellectuelle, vous allez être déçus », prévient l'orateur. Le speech qu'Emmanuel Faber, à la tête de Danone depuis 2014, a tenu le 24 juin 2016 à l'occasion de la remise des diplômes de la prestigieuse école HEC est un véritable défi aux conventions. Sans notes, avec un calme impérial, il s'est exprimé en français puis en anglais devant une foule d'étudiants fraîchement diplômés qui ne s'attendaient peut-être pas à entendre l'histoire de son frère, diagnostiqué avec une schizophrénie lourde et décédé en 2011. En commençant par cette anecdote très personnelle, le directeur s'est exprimé sur la nécessité de justice sociale dans l'économie et l'importance de rester libre malgré le pouvoir et l'argent.
La beauté « du langage des fous »
À la question « Qu'est-ce qui m'a le plus marqué pendant ces trois ans sur le campus ? », Faber répond : « C'est ce coup de fil que je n'aurais jamais voulu recevoir […] où j'ai appris que mon frère venait d'être interné pour la première fois en hôpital psychiatrique. Ma vie a basculé, peu d'entre vous le savaient ». Les premières minutes de son discours détaillent la vie de ce frère schizophrène, le « langage des fous » que le directeur a appris à parler pour « ne pas perdre le dialogue ». Un langage dont il évoque la beauté et la richesse, qu'il a découvert afin d'« apprendre à négocier avec quelqu'un qui a une arme à feu et qui n'a pas sa raison ». Grâce à la maladie de son frère, Faber dit avoir découvert que « la normalité, ça enferme beaucoup ». Il dit aussi avoir appris que l'on peut vivre avec très peu de choses et être heureux. « Tout cela a nourri une chose : désormais, après toutes ces décennies de croissance, l'enjeu de l'économie et de la globalisation, c'est la justice sociale. » En anglais, il s'est adressé à son auditoire, religieusement suspendu à ses paroles, en lui délivrant un message lumineux : « Ne soyez jamais esclave de votre argent, restez libres. Sachez pourquoi vous gagnez de l'argent et comment vous l'utilisez ». Avant de conclure par cette question : « Qui est votre petit frère ? Qui est cette petite voix en vous qui vous aime et vous connaît mieux que vous-même ? […] Ces petits frères et petites sœurs vous apporteront votre réelle mélodie, celle qui changera la symphonie du monde ».
Un patron pas comme les autres ?
« Nous, les riches, pourrons monter les murs de plus en plus haut, mais rien n'arrêtera ceux qui veulent partager avec nous », a-t-il ajouté en évoquant l'importance de la justice sociale. Grenoblois féru d'alpinisme, Emmanuel Faber est réputé pour prêcher l'éthique dans le business. Selon les médias, ce fervent catholique roule en Clio, ne porte ni cravate chic ni montre de luxe et passe ses vacances dans ses Hautes-Alpes natales, reversant une bonne partie de son salaire (4,86 millions d'euros en 2015 selon Libération) à des associations caritatives. Bien sûr, parler d'altérité lorsqu'on est patron du CAC 40 peut surprendre et questionner. Voire, susciter la méfiance. Simple coup de communication ? Pas sûr… Si ces mots viennent du dirigeant d'une multinationale dont les aspérités restent discutables, ils sont remarquables et méritent largement d'être entendus.
© Capture d'écran Danone corporate