Handicap.fr : Pourquoi avoir choisi comme héroïne de votre dernier roman, Une fille comme elle, une jeune femme amputée des deux jambes ?
Marc Levy : Je peux vous faire une réponse très sincère ? J'ai écrit 17 romans dans lesquels mon héroïne n'avait pas de handicap et on ne m'a jamais demandé pourquoi elle n'avait pas de handicap. L'expliquer serait en fait tout le contraire de la philosophie de ce livre. Chloé est en fauteuil roulant mais elle est une femme à part entière et c'est la seule chose qui compte.
H.fr : Je vous ai posé cette question car on ne peut pas nier qu'il y a une gêne face au handicap et, à part pour le carton d'Intouchables, ce n'est pas un sujet très « vendeur »…
ML : La question n'est pas là, j'écris sans calcul, par désir et par envie de raconter une histoire qui me touche. Alors si le fait que mon héroïne est en fauteuil gène certains lecteurs, je veux croire qu'à la fin du roman, ils aimeront Chloé autant que je l'aime, ils auront compris que la définir par son handicap serait bien mal la connaître. Le handicap est une réalité, un combat de tous les jours pour un grand nombre de personnes mais ce n'est pas ce qui définit un être humain. Je l'ai compris en intégrant la Croix-Rouge. J'avais 18 ans, j'ai découvert que ce mot « handicap » était bien handicapé pour définir ceux que je côtoyais, des hommes, des femmes, des enfants, des êtres riches de brillance, d'intelligence, de résilience… Alors, finalement, je vais vous dire pourquoi j'ai fait de mon héroïne une jeune femme qui a perdu ses jambes : parce qu'à la fin du roman, tout le monde aura oublié qu'elle se déplace en fauteuil. Le lecteur aura dépassé de loin l'apriori qu'il avait sur son handicap et aura pu la connaître pour qui elle est.
H.fr : Y avait-il d'autres personnages en situation de handicap dans vos précédents romans ?
ML : Tous mes personnages ont un handicap, c'est par les failles que la lumière entre et sort.
H.fr : Comment vous est venue cette idée ?
ML : Il est assez difficile de répondre sincèrement à cette question parce que les idées sont, par définition, assez spontanées. Quand j'ai commencé à la Croix-Rouge, je travaillais dans une unité de désincarcération urbaine, c'est-à-dire de secours aux accidentés de la route. Nous sommes en 1977, le Samu n'en est qu'à ses balbutiements et accepte de former une centaine de secouristes de la Croix-Rouge à l'urgence urbaine. Le jour de mes 18 ans, je pars en intervention sur un accident qui va coûter la vie à un jeune homme de mon âge. En une fraction de seconde, j'ai pris conscience de la fragilité de la vie. Elle est au cœur de ce roman. Celle de Chloé bascule en un instant mais, ce que le roman raconte, c'est la façon dont elle se reconstruit.
H.fr : Vous mentionnez des détails assez techniques sur le handicap, la rééducation. Où avez-vous puisé ces infos ?
ML : En étant bénévole, je me suis beaucoup occupé de personnes handicapées et, encore aujourd'hui, j'accompagne plusieurs associations. Mais inversons la question ; si Chloé avait ses deux jambes personne ne me demanderait comment j'ai fait pour décrire sa vie. La vie et les contraintes d'une personne handicapée font partie de mes centres d'intérêt et de mes préoccupations depuis toujours. Je n'ai jamais eu peur d'aller à la rencontre, de poser des questions, de m'interroger.
H.fr : C'est une panne d'ascenseur qui nourrit l'intrigue de votre roman, laissant Chloé prisonnière de son appartement….
ML : À New-York, ville dans laquelle se passe l'intrigue, il existe encore 63 immeubles où l'ascenseur est entièrement manuel et nécessite un liftier. Il devient une sorte de confessionnal et le liftier un incroyable passeur qui sait tout de la vie des occupants. L'idée même du livre est née d'une rencontre dans l'un de ces immeubles avec un vrai liftier, et d'ailleurs monsieur Rivera, l'un de mes protagonistes, existe bel et bien.
H.fr : Vous écrivez que New York est une ville qui accepte toutes les différences ; les comportements à l'égard des personnes handicapées sont-ils plus tolérants qu'en France ?
ML : New York est une ville qui accepte tellement toutes les différences qu'elle en devient indifférente aux différences. Pourtant la situation de handicap nécessite une prise de conscience en matière d'urbanisme. La mairie de New York a fait beaucoup d'effort en ce sens, tardivement, mais la situation progresse. Les feux de signalisation sont tous sonores, les marquages au sol réalisés, les trottoirs surbaissés. Il y a encore un travail colossal à faire au niveau du métro. Mais ce que je raconte dans le livre est vrai ; pourquoi l'héroïne rechigne à prendre le bus ? Parce que les gens ne veulent pas attendre qu'on déploie la rampe, parce que son fauteuil gène le passage…
H.fr : On trouve donc à New York les mêmes problématiques d'accessibilité qu'en France. Vous avez testé le métro ?
H.fr : Je le prends tous les jours. Sur 341 stations, seules 102 sont accessibles. Et, les ascenseurs sont souvent en panne. La scène où Chloé panique dans le métro est authentique.
H.fr : On présente pourtant toujours les États-Unis comme un exemple dans ce domaine…
ML : Il est vrai que tous les commerces sont accessibles ; ils n'ont pas forcément une rampe mais disposent d'une sonnette pour que le commerçant puisse venir vous aider. Dans ce roman, j'en parle comme j'ai toujours parlé du reste, pas pour donner des leçons de morale, pas pour faire des reproches mais pour partager car j'ai cette conviction d'écrivain qui est que la meilleure façon de faire aimer les choses c'est de les partager. Si, à la fin du roman, vous aimez Chloé autant que je l'aime, eh bien ses problématiques vont vous toucher. Il y a peut-être des gens qui regarderont une personne en fauteuil dans un bus en se souvenant d'elle et diront : « Je peux vous aider ? ». Si j'ai réussi ça, même avec une ou deux personnes, je n'aurais pas écrit ce livre en vain.
H.fr : Vous abordez également la sexualité et le rapport au corps mutilé…
ML : C'est en effet important mais le plus important c'est que le lecteur transcende son handicap lorsque Chloé fait l'amour. Elle n'est pas « handicapée », elle est « femme » et, entre guillemets car je suis un homme marié et amoureux de sa femme, j'éprouve du désir pour elle.
H.fr : Une fille comme elle suggère une « fille d'exception » mais on se rend compte dans le récit qu'il est utilisé de façon péjorative par un des protagonistes. « Comme elle » signifie en réalité « handicapée ».
ML : C'est le cas pour un personnage mais ce n'est pas le cas pour plein d'autres. Bouteille à moitié pleine ou vide ? Certains verront Chloé parce qu'elle est rayonnante, d'autres verront d'abord son fauteuil. Mon travail de romancier consiste à mettre en lumière ou plutôt à mettre de la lumière sur nos différences et à les faire aimer.
H.fr : Vous éditez la plupart de vos livres en audio ?
ML : Tous, depuis le premier et aussi en gros caractères. C'est très important pour moi que les personnes malvoyantes ou non-voyantes puissent « lire ».
H.fr : Votre lectorat « audio » est au rendez-vous ?
ML : Le livre audio est accessible à tous. En Allemagne comme aux États-Unis, de nombreux lecteurs écoutent des livres dans les transports, voire même en travaillant pour ceux qui ont des activités manuelles.
H.fr : Le fait que Chloé soit lectrice pour des livres audio n'est donc pas un hasard…
ML : Justement, je suis en train de lui demander si elle ne voudrait pas enregistrer ce roman (Rires).
Une fille comme elle, Marc Levy, éditions Robert Laffont, parution le 22 mai 2018.
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