Handicap.fr : Vous êtes adjoint au Défenseur des droits (Jacques Toubon) en charge des discriminations. Le handicap en est la 2e cause en France. Quelle est la première ?
Patrick Gohet : C'est l'origine qui représente 24% des saisines liées aux discriminations. Vient donc ensuite le handicap avec 21%, qui a toujours été parmi les premiers motifs de saisine depuis la création de la HALDE puis du Défenseur des droits. En 3e position, il y a l'état de santé. En 4e, le sexe. En 5e, les activités syndicales. Et, en 6e, l'âge. La liste est longue ; notre rapport a défini 17 catégories de discriminations au total.
H.fr : Combien de saisines avez-vous reçu en 2014, toutes discriminations confondues ?
PG : 4 535, soit une augmentation de 24% par rapport à 2013.
H.fr : Dans quel domaine les personnes handicapées sont-elles le plus discriminées ?
PG : Principalement dans l'accès aux biens et services puis dans l'accès aux services publics. Cela concerne l'éducation, la santé… En réalité, tout leur quotidien est affecté. Mais le plus grand nombre de saisines concerne l'emploi, et surtout dans le secteur public. On constate une réelle mauvaise volonté de certains employeurs d'aménager le poste de travail même après notification d'une MDPH (Maison départementale des personnes handicapées) ou avis médical.
H.fr : La loi handicap de 2005 n'était-elle pas faite pour venir à bout de cela ?
PG : Oui, évidemment. Mais, attention, n'allons pas dire que tout est négatif. La loi de 2005 a apporté beaucoup… C'est un texte fort même s'il n'a pas encore tenu toutes ses promesses. Le point de vue du Défenseur des droits est que cette loi est visiblement mal ou insuffisamment appliquée. Il y a encore de nombreuses lacunes et le manquement le plus évident concerne l'accessibilité. La société française a perdu beaucoup de temps dans ce domaine, ce qui n'a fait que maintenir l'impact discriminatoire pour toute une partie de la population.
H.fr : Vous étiez l'un des pilotes de cette loi de 2005, vaste chantier. Quelles étaient pour vous les priorités ?
PG : J'en vois trois principales. Tout d'abord apporter des réponses de proximité. C'est pour cette raison que les MDPH ont été créées. Alors, certes, ces maisons rencontrent des difficultés, pas par mauvaise volonté d'ailleurs, pour accomplir la totalité de leur cahier des charges, et notamment mettre en œuvre le projet de vie de la personne.
H.fr : Ne fallait pas ensuite davantage d'équité sur l'ensemble du territoire ?
PG : Oui, c'était ma seconde priorité. D'un département à l'autre, les droits des personnes handicapées ne sont pas les mêmes ; ça s'appelle de la discrimination. C'est pour cette raison que nous avons créé la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie), pilote national des entités départementales que sont les MDPH.
H.fr : Et quelle était votre 3e priorité ?
PG : L'efficacité et donc la simplification. Pour le moment, c'est un échec car on continue à noyer les usagers sous des monceaux de dossiers. Leur numérisation va peut-être simplifier les choses. Les personnes pourront envoyer leurs documents par mail. J'étais dans le Nord le 11 février 2015 (date du 10e anniversaire de la loi) pour visiter une MDPH pionnière dans ce domaine. Nous la suivons de très près car son exemple peut être un modèle pour d'autres…
H.fr : Revenons aux actions du Défenseur des droits. On reproche à ses services des délais très longs qui ne permettent pas de régler des situations parfois urgentes…
PG : C'est en partie vrai et nous menons des actions avec l'objectif de réduire ces délais. Nous avons adressé une demande de budget complémentaire au gouvernement pour accroître nos effectifs, d'autant que les saisines ne cessent d'augmenter. Le but est aussi gagner en qualité car, pour le moment, nos équipes sont composées à 80% de juristes et nous souhaitons nous orienter vers une approche plus sociologique.
H.fr : Alors à quoi bon s'adresser à vos services s'il faut attendre des semaines, voire des mois ?
PG : Je tiens à préciser que ce ne sont pas sur les questions de handicap que les délais sont les plus longs. Il nous faut en général deux fois moins de temps pour trouver une solution car cette saisine de notre institution culpabilise souvent le mis en cause qui est plus prompt à réagir et à corriger ses actes. Mais aussi parce que nous disposons d'un arsenal législatif très solide qui constitue un moyen de pression important.
H.fr : Lorsqu'une personne vous saisit, c'est à elle d'avancer la preuve qu'elle est discriminée ?
PG : Non, à partir du moment où la demande est jugée recevable, c'est au mis en cause d'apporter la preuve qu'il n'a pas discriminé. C'est ce qu'on appelle le principe de « l'inversion de la charge de la preuve ». Mais, attention, nous ne sommes pas des juges, nous sommes avant tout des médiateurs.
H.fr : Le Défenseur peut-il également influer sur les lois ?
PG : Si le Défenseur traite les saisines des particuliers, il a en effet également le pouvoir de recommander l'évolution de textes existants, voire de proposer de nouveaux textes. C'est d'ailleurs une volonté très forte de Jacques Toubon, Défenseur des droits depuis 2014. Il a donc deux missions : régler des conflits individuels et nourrir des actions d'ordre plus général.
H.fr : Après une longue carrière dans le milieu du handicap (directeur de l'Unapei, président du CNCPH…), vous avez accepté ce poste fin 2014. En quoi le « job » est-il différent ?
PG : Si je regarde mon passé, j'ai fait des études juridiques et je voulais à la fois être avocat et professeur d'université. La direction de l'Unapei en 1981 m'a immergé dans une réalité sociétale, le handicap, que je ne connaissais pas. C'est un sujet qui m'a tout de suite mobilisé car lorsque vous prenez en compte les injustices liées au handicap, surtout avec le handicap mental ou le polyhandicap, vous touchez du doigt toutes les insuffisances sociales. Au moment de la rédaction de la loi de 2005, à laquelle j'ai participé, j'ai pu encore approfondir cette question. Et puis, en tant que président du CNCPH, j'ai eu l'occasion de collaborer avec les services du Défenseur des droits. Le travail que j'accomplis aujourd'hui est particulièrement intéressant car il a considérablement élargi mon champ d'actions. Et ce que j'ai pu réaliser autour de la question du handicap me prédisposait donc à appréhender toutes les formes de discriminations.
H.fr : Quel bilan êtes-vous en mesure de dresser en quelques mois ?
PG : La France est traversée par des tensions sociales très fortes qui se traduisent dans les relations interpersonnelles et conduisent à davantage de discrimination. On exclut les plus « vulnérables » de tous les droits qui leur sont reconnus car ils ne les connaissent souvent même pas. Notre mission, et l'esprit général de notre démarche, c'est, bien sûr, de les défendre mais aussi de les informer au moyen d'outils de sensibilisation.
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