Puis, avec l'âge, on se ramollit ou on s'humanise (selon le point de vue). Ceux qui ne fuient pas le contact des malades au profit des écrans d'ordinateur découvrent souvent qu'il n'est pas nécessaire de se protéger de toutes les émotions pour survivre. Comme beaucoup d'infirmiers en fin de carrière, j'ai fendu l'armure. Et je n'ai plus honte de partager la tristesse d'un couple qui a campé deux semaines à l'hôpital, qui a espéré follement et qui repart avec un diagnostic de maladie dégénérative.
Logiquement, à force de moins se caparaçonner, on devient aussi plus fragile, on s'expose. Or c'est vers les soignants qu'ils ont trouvés le plus humains que les parents se tournent lorsqu'ils souffrent... ou lorsqu'ils ont envie de mordre. Et on se dit parfois qu'il vaut mieux plonger dans ses dossiers quand des familles désespérées errent dans les couloirs, plutôt que d'aller vers elles pour en prendre plein la figure. Récemment, une collègue infirmière a été prise à partie par une mère angoissée: « De toute façon, vous vous en fichez, vous n'imaginez pas une seconde ce que je ressens. » Or cette collègue venait de perdre sa propre fille. « Vous n'avez rien fait pour mon enfant », m'a lancé un père, alors que tout le service était sur le pied de guerre depuis trois jours pour retenir un fil de vie qui a cassé.
Ces mots dits pour faire mal et pour se soulager, j'en comprends la cause. Je les excuse. Mais ils nous font mal tout de même - et ils usent, autant, peut-être, que les difficultés matérielles de notre métier.
Sarah Dubois, d'après le récit de Gérard P., infirmier dans un service hospitalier de neurologie pédiatrique.