Handicap.fr : Comment se construit-on en tant qu'homme lorsque les potentialités gestuelles de son propre corps éloignent l'idée de performance individuelle ?
Pierre Dufour : Pour se construire, il faut des matériaux et ce sont en partie les associations qui les fournissent. Mais les grandes associations françaises sont aussi des gestionnaires d'établissements spécialisés. Alors elles ont tendance à définir le handicap dans les termes de l'institution, en tant que problème que devraient résoudre les valides. Dans le monde anglo-saxon et les pays nordiques, un courant considère l'institution comme le symbole de l'oppression des valides qui maintiennent les personnes handicapées dans une situation de dépendance. Dans ce cadre là, être handicapé, c'est faire partie d'un groupe en lutte pour son autonomie. Cela impacte forcément les constructions identitaires.
H : Vous considérez donc que certains ont tout intérêt à maintenir les personnes handicapées dans une situation de dépendance, notamment parce que c'est une manne financière à laquelle il est difficile de renoncer ?
PD : Je ne suis pas spécialiste de cette question. Je crois que c'est plutôt une question de mentalité. Ce serait quoi ne plus être dans une situation de dépendance ? Ne pas avoir sa vie contrôlée par quelqu'un d'autre ? Tout le contraire de la vie en institution. L'Association des paralysés de France est la principale pourvoyeuse de ressources identitaires. Elle joue un grand rôle dans le mouvement Ni pauvres ni soumis, qui passe pour contestataire et subversif. Mais comment voulez-vous qu'un organisme qui gère des institutions mette en avant l'autonomie individuelle de manière crédible ?
H : Vous encouragez donc les personnes handicapées à se montrer plus militantes ?
PD : Oui. Il manque un « nous » réellement crédible. Si l'homosexualité a aujourd'hui plus de légitimité, c'est que les associations n'ont pas hésité à monter au créneau. Il y a eu dans la mouvance libertaire des années 70 le journal « Handicapés méchants » qui clamait : « Ni quêtes ni ghettos », contre la vie en institution et contre les quêtes des associations au moment de Noël. Mais il n'y a pas l'équivalent aujourd'hui.
H : Est-ce une situation que l'on rencontre dans d'autres pays ?
PD : C'est une spécificité bien française. Depuis 2009, la Coordination Handicap Autonomie fait partie du mouvement pour la vie autonome. Mais, globalement, toute la culture issue de ce mouvement pour la vie autonome et des recherches universitaires menées dans le cadre des Disability studies est presque invisible en France alors qu'elle a apporté une quantité de choses positives, notamment en termes d'affirmation de soi. Depuis les années 70, des réseaux de personnes autistes produisent des discours critiques sur la normalité valide. Affirmer une identité positive ne veut pas forcément dire surmonter son handicap ou le faire oublier. Sinon, cela signifierait que seuls les critères valides sont viables et positifs. Je suggère qu'il y a d'autres langages possibles.
H : Et quels sont, selon-vous, ces langages ?
PD : Est-ce que les personnes handicapées doivent considérer leurs manières d'être en fonction des critères valides ou est-ce qu'il ne serait pas plus profitable d'affirmer : « Voilà comment je suis, voilà comment j'agis ! » ? Il manque du vocabulaire positif dans ce sens. Les Disability studies ont donné lieu à des publications qui fournissent ce type de ressources positives. Aucune n'est traduite en français. Les centres pour la vie autonome n'existent en France qu'au niveau embryonnaire.
H : Chacun a tendance à se penser par rapport à un modèle standard quitte à se dévaloriser ? Quels termes emploieriez-vous pour appréhender le handicap autrement ?
PD : Qu'est ce qu'on considère comme normal ? Il me semble nécessaire de promouvoir l'idée qu'il y a plusieurs modalités d'existence aussi légitimes les unes que les autres. Est-il normal qu'on plaigne systématiquement le « handicapé » ? Un malvoyant m'a dit un jour : « Le handicap, on l'a choisi parce qu'on a quelque chose à faire avec ! » Quelle vie n'est pas pleine d'aspérités ? Vivre allongé est une manière d'être normal. Sinon, on arrive à des discours qui justifient l'euthanasie.
H : Mais vous ne pouvez pas nier que le désir de mourir est parfois justifié ?
PD : Justifié uniquement si la personne se pense en fonction des valeurs issues du corps valide. Le jour où il sera évident que nous sommes tous dépendants les uns des autres et tous dépendants d'outillages techniques, alors peut-être que nous cesserons de penser que certaines vies ne valent pas d'être vécues.
H : Dans votre thèse, j'ai retenu une belle image : plutôt que de parler de « manque d'autonomie » vous développez l'idée d'un geste fait en commun créateur de lien social.
PD : Oui bien sûr. Si une personne a besoin du corps de l'autre pour accomplir certaines activités, elle crée un lien social. A l'inverse, il y a des situations qui me paraissent injustifiées. Par exemple, dans certaines gares, il existe des ascenseurs mais il faut se mettre en position de demandeur pour en obtenir la clé. La personne handicapée est mise en situation de dépendance alors que l'environnement technique est propice à son autonomie.
Pierre Dufour est doctorant en sociologie à l'université du Mirail à Toulouse.
Le handicap, une norme à part entière !
Comment se construire en tant que personne handicapée lorsque la norme vous stigmatise, entre déficience et dépendance ? Dans sa thèse, Pierre Dufour défend l'idée du handicap comme vecteur de nouvelles normes et en appelle au militantisme.