Handicap.fr : Votre exposition s'appelle « Act ». Pourquoi un tel titre ?
Denis Darzacq : C'est un mot anglais qui résume à lui seul trois notions : l'action, être acteur et surtout prendre acte, comme dans tout geste politique, c'est-à-dire donner de la visibilité à une minorité qui en a peu, la mettre enfin sur la place publique.
H : Vous avez également pris en photo des jeunes des cités. Les minorités semblent vous intéresser, ceux que l'on pourra désormais appeler, à la faveur d'un film évènement, les « Intouchables ».
DD : Notre société aborde le problème des minorités par paliers. Les femmes ont obtenu le droit de vote il y a une soixantaine d'années. Heureusement, personne, désormais, ne conteste le fait qu'un noir est un citoyen à part entière, et les droits des homosexuels ne font plus vraiment débat. Mais les minorités en situation de handicap physique et psychique sont, me semble-t-il, l'un des nos derniers tabous, en tout cas en France. C'est ce qui me motive. Après 500 ans de domination occidentale, on perd la main sur le volet économique mais le respect de l'autre, et donc des minorités, c'est le fondement de nos démocraties. Si nous avons encore quelque chose à offrir au monde, c'est bien cela!
H : Où ces photos ont-elles été prises ? Qui sont vos modèles ?
DD : Les résidents d'un établissement spécialisé de Bourg-en-Bresse, de trois institutions en Bretagne ou encore d'un institut de Miami spécialisé en neurologie qui accueille des accidentés de la route, des déficients mentaux. J'ai également travaillé avec une troupe de comédiens handicapés à Bradford, la compagnie Mind the Gap.
H : Cela représente un long travail ?
DD : Oui, plus de deux ans.
H : Votre projet a-t-il été bien accueilli par les personnes concernées ?
DD : Oui, sans réserve. Lorsque vous proposez aux gens des choses qui les concernent, ils sont toujours partants. La photo, pour eux, c'était surtout la sortie pique-nique entre copains, mais ils n'avaient jamais participé à un projet artistique. Dans ce travail, chacun prend la parole, à sa mesure, accepte de se mettre en scène pour échapper à l'image stigmatisante de son handicap. Le seul souci que j'ai rencontré, c'est avec une personne en fauteuil électrique à qui j'avais demandé de le quitter. Elle n'a pas eu le courage ni l'énergie de le faire. Son fauteuil, c'est une seconde peau.
H : On a l'impression de corps désarticulés, mis en apesanteur. On constate au fil de votre travail que c'est un peu votre marque de fabrique...
DD : Cette option permet de se détacher des stigmates. Mon fil conducteur, c'est ce corps qui prend possession de l'espace, dans la cité, dans un supermarché. J'avais besoin de l'intelligence du corps de ces personnes handicapées, de leurs gestes spontanés, de leur sensualité. Il y a tant d'énergie en elles. Je ne voulais surtout pas réaliser les séances au sein de leurs établissements. Alors, j'ai choisi des endroits forts et qui nous appartiennent à tous : la nature, les musées, la rue...
H : Justement, il y a une très belle série dans un musée...
DD : Oui, en effet. La peinture occidentale nous parle des corps qui souffrent. J'ai proposé à un jeune garçon de se placer dans la perspective d'un tableau maniériste qui utilise la distorsion et la déformation des corps. Est-ce alors un défaut ou une qualité ? C'est aussi une façon pour nous de « réhistoriser » cette personne, de la réintégrer à notre histoire commune.
H : Les personnes handicapées sont donc les oubliées de l'Histoire ?
DD : Oui, pour elles, c'est la triple peine. Tout d'abord, parce qu'à cause du handicap, qu'il soit par accident ou de naissance, leur vie a divergé. Ensuite parce que vivant souvent en milieu fermé, notamment hospitalier, elles sont souvent exclues du tronc commun de la vie, de l'école, du sport, des relations amoureuses... Enfin, et c'est là la peine la plus insidieuse et violente, leur image n'est le plus souvent véhiculée qu'à travers des tracts qui font appel aux dons. Alors, pour beaucoup, utiliser l'image d'une personne « si malheureuse » à d'autres fins, est inattendue, et parfois inacceptable !
H : C'est ce qui ressort de certaines critiques sur votre expo ?
DD : Les gens associent trop souvent la différence à la douleur, alors que c'est loin d'être systématiquement le cas.
H : Le hasard fait que nous avons découvert ce mois-ci trois photographes qui ont travaillé sur la thématique du handicap...
DD : Est-ce vraiment un hasard ? Aujourd'hui, le handicap commence à pouvoir exister au grand jour. Si cet univers est révélé, documenté, il finira par ne plus faire peur. En voyant les gens riches de leurs différences, on apprend à mieux les connaître et donc à les accepter.
H : A l'heure où Photoshop tend vers l'image de l'Homme idéal, vous faites partie de ces photographes qui mettent en lumière ses cassures et ses imperfections ? La photo vérité...
DD : Cela fait déjà bien longtemps que les photos ne disent plus la vérité. Et après tout, c'est un bel outil Photoshop. Même s'il faut résister à l'idéal physique, dénoncer les faux semblants, ce n'est pas le but de mon engagement. Je laisse ce combat à d'autres...
Plus d'infos:
• « Act » a donné lieu à l'édition d'un livre, publié chez Actes Sud, 35 €.
• Site de Denis Darzacq : www.denis-darzacq.com
• Galerie Vu, Hôtel Paul Delaroche, 58 rue Saint Lazare - 75009 Paris. Tél. : 01 53 01 85 81
Exposition jusqu'au 7 janvier.
• www.galerievu.com/detail_exposition.php?id_exposition=113&id_photographe=1
Expo photo : le handicap en apesanteur...
Faire de corps déformés et d'esprits tourmentés des uvres d'art... Denis Darzacq, photographe, a mis en lumière ces personnes handicapées qui d'ordinaire restent dans l'ombre. " Act " s'expose à Paris jusqu'au 7 janvier. Courrez-y