Handicap.fr : En mai 2015, la Ligue contre le cancer lance une campagne de crowdfunding (financement participatif) dans le but de créer le site « Oncodéfi » (article en lien ci-dessous) consacré à la prévention du cancer chez les personnes déficientes intellectuelles. Pouvez-vous nous rappeler son objectif ?
Christophe Leroux : En France, il n'existe aucune documentation spécifique pour les personnes déficientes intellectuelles relative au cancer. « Oncodéfi » a pour but de combler ce vide. Pensé comme un outil d'éducation à la santé, il contiendra des informations sur le dépistage, les bonnes pratiques à adopter, le diagnostic précoce… Le tout de manière didactique. Il y aura même la possibilité d'écouter le contenu au lieu de le lire. Les personnes porteuses d'un handicap mental doivent pouvoir comprendre les informations, mais c'est aussi l'occasion pour les professionnels de santé de rebondir dessus et de partager leurs expériences.
H.fr : Où en est le financement ?
CL : Pour ne rien vous cacher, nous sommes très déçus. Ce sujet a du mal à intéresser le grand public et les médias. La campagne de crowdfunding n'est pas terminée, il est encore possible de faire des dons. Et, si nous ne parvenons pas à réaliser notre objectif, nous relancerons le dispositif à la rentrée 2015, notamment via les réseaux sociaux. Il nous faut interpeller la presse mais aussi les pouvoirs publics. Nous comptons sur notre réseau, composé de près de 700 000 adhérents, pour relayer l'information. Nous souhaitons témoigner de notre intérêt pour ces personnes qui cumulent les problèmes, cancer et handicap. C'est vraiment important.
H.fr : Pourquoi la Ligue a-t-elle décidé de monter au créneau sur ce sujet-ci ?
CL : Le docteur Daniel Satgé, spécialiste des cancers chez les personnes déficientes intellectuelles, porte le projet « Oncodéfi » depuis sept ans. Si l'on compare avec la population générale, on observe une inégalité de santé insupportable. Ne rien faire, c'est oublier ces personnes qui n'ont pas ou peu accès aux messages de prévention. Nous souhaitons que le site ne soit que le début d'un écosystème où l'on aimerait réunir professionnels de santé, grand public et travailleurs sociaux afin d'investiguer ce champ-là. Si on résout cette inégalité, on résoudra toutes les autres.
H.fr : Le cancer chez les personnes déficientes intellectuelles : comment le phénomène est-il quantifiable ?
CL : Malheureusement, il n'existe aucune étude sur le sujet. Cependant, on estime que, sur 1,5 million de personnes avec un handicap mental, en France, on détecte un cancer chez 7 000 d'entre elles, chaque année. Pour information, ce chiffre est de 1 000 par jour pour la population générale. On sait aussi que six patients sur dix sont soignés grâce au dépistage et au diagnostic précoce. On estime que les patients déficients intellectuels, pris en charge trop tardivement dans l'avancée d'un cancer, ont moins de chance de guérison.
H.fr : Ces personnes sont-elles plus sujettes au cancer ?
CL : Hélas, oui. Elles sont plus souvent confrontées à des facteurs à risque, comme l'alcool, le tabac ou l'obésité, qui favorisent le développement de cancers. D'ailleurs, certains centres spécialisés fournissent des cigarettes à leurs résidents. Je ne leur jette pas la pierre mais cela témoigne de grands manquements en termes de sensibilisation. De plus, chez les personnes déficientes intellectuelles, les messages pénètrent moins et elles sont très peu informées. La société, en général, se sent mal à l'aise pour leur parler et leur conseiller d'arrêter de fumer, de faire du sport. Alors que dire de ne pas boire à une femme enceinte ou à un enfant est plus ancré dans les mœurs.
H.fr : En quoi le dépistage est-il difficile à mettre en œuvre ?
CL : Des courriers sont envoyés pour inviter la population à se faire dépister gratuitement dans deux cas : pour le cancer colorectal à partir de 50 ans et le cancer du sein chez les femmes de plus de 50 ans. Beaucoup ont déjà du mal à comprendre de quoi il s'agit, alors imaginez pour les personnes déficientes intellectuelles ! Et si, en plus, elles n'ont pas de famille… On passe souvent complètement à côté et leur taux de participation aux dépistages est insignifiant. Le constat est quasi identique concernant la prise de vaccins.
H.fr : Il leur est parfois difficile d'exprimer leurs maux…
CL : Effectivement. Premièrement, ils ne sont pas sensibilisés. Une femme qui n'a jamais entendu parler du cancer du sein ne va pas se faire dépister. Deuxièmement, ils souffrent aussi d'autres maux liés à leur handicap. La hiérarchie des traumas n'est pas établie de la même manière.
H.fr : Certains cancers se développent-ils plus rapidement ou plus souvent que d'autres ?
CL : Il n'existe pas de statistiques là-dessus mais, scientifiquement, non. Tout dépend du mode de vie, comme pour tout le monde. Il n'y a pas de cancer de la personne handicapée mentale.
H.fr : Les cancérologues et les médecins sont-ils formés à leur prise en charge ?
CL : Pour la plupart, on ne leur a jamais expliqué en quoi cette problématique est importante. Ce n'est pas de la malveillance, c'est juste qu'ils ne savent pas. Voilà pourquoi le fait de réunir les professionnels de santé et les travailleurs sociaux sur une même plateforme est intéressant ; ils vont pouvoir partager leurs connaissances sur des points auxquels ils n'ont pas forcément été sensibilisés. A long terme, on espère que cela pourra servir la santé en général, le diabète, les maladies cardio-vasculaires, et pas seulement le cancer.
H.fr : Existe-t-il des centres spécialisés qui sont plus à même d'accueillir ces personnes ?
CL : Dans les 19 centres de lutte contre le cancer, par exemple, il existe le plus souvent une prise en charge adaptée ; cela généralement en fonction des chefs de service. La situation est identique dans la plupart des hôpitaux publics mais les dispositifs spécifiques sont trop rares.
H.fr : Comment s'adapte-t-on en tant que médecin ?
CL : Il est primordial d'avoir un dialogue accessible en fonction de la déficience de la personne. Il ne faut pas hésiter à se faire aider de personnes relais, comme les proches.
H.fr : Met-on en place un processus de traitement du cancer spécifique pour certains ? Notamment pour ceux qui peuvent être violents ou ne veulent pas être soignés.
CL : En France, n'importe qui doit bénéficier du meilleur traitement ; il n'y a aucune raison que ce ne soit pas le cas. Ensuite, le dialogue, là encore, est indispensable pour faire comprendre la maladie au patient car il peut très bien refuser un traitement. Dans certains cas, le problème peut se poser lorsque deux traitements se conjuguent : celui lié au handicap et celui lié au cancer. Il faut, si possible, permettre le choix au patient.
H.fr : Faut-il favoriser un traitement en particulier ?
CL : Il n'y a pas de règle ; tout dépend du type de déficience. Comment on dit dans le jargon, on évalue le bénéfice-risque. Si le traitement du cancer est vital à court terme, il va passer devant celui lié au handicap. Par contre, pour un schizophrène par exemple, si le risque d'un passage à l'acte est plus important en cas de traitement du cancer, on adaptera les différents traitements à toutes les contraintes. Mais, comme pour la population générale, choisir peut être le fruit de discussions longues où tous les paramètres doivent être pris en compte. Et les décisions ne sont pas toujours faciles à prendre.
H.fr : En cas de chimiothérapie, le traitement est-il plus difficile à vivre ?
CL : Comme pour la population générale, les réactions sont relativement différentes. On peut cependant observer que les personnes déficientes intellectuelles sont généralement moins méfiantes envers les médecins.
H.fr : A l'inverse, un cancer peut-il entraîner un handicap mental ?
CL : En effet, et ce, du nourrisson à la personne âgée. Lorsque le tronc cérébral est touché, cela peut entraîner de nombreuses déficiences ; par exemple : cécité, altération des facultés cognitives… Mais, rassurez-vous, les progrès sont spectaculaires y compris pour les localisations de cancer qui, auparavant, pouvaient avoir de graves conséquences « périphériques ». Le cancer est une maladie grave mais qui se guérit de plus en plus et qui doit pouvoir s'éviter davantage encore. A nous, collectivement, de veiller à ce que les personnes présentant des déficiences intellectuelles ne soient pas exclues de tous les progrès (traitement, prévention, dépistage, etc.). C'est l'un des paris que veut relever l'équipe d'Oncodéfi avec la Ligue.