*Conseiller technique innovation prospective au sein de l'Agefiph (fonds pour l'emploi des personnes handicapées dans le privé)
Handicap.fr : On parle en ce moment de « révolution des compétences ». Qu'est-ce que cela signifie ?
François Martinez : On observe des secteurs d'activité en recherche de compétences spécifiques, notamment dans le numérique. Certaines entreprises sont en train de revoir leur façon de recruter, se disent qu'elles ne doivent pas s'en tenir à un simple tri de CV. Via les plateformes digitales de recrutement, les critères de rapprochement sont encore un peu trop « classiques » et les entreprises qui souhaitent embaucher des talents « atypiques » passent à côté. Alors le discours des RH (ressources humaines) commence à se pencher sur cette question. Les signaux sont encore faibles mais cette tendance se dessine dans la littérature RH et sur les réseaux sociaux. Ce terme « révolution des compétences » est un terme global qu'on peut évidemment élargir au champ du handicap.
H.fr : Certains s'appuient même sur ce que nous enseignent les neurosciences…
FM : Oui, et les sciences cognitives. Elles approfondissent la connaissance du cerveau, renforcent l'idée de diversité cognitive et ébranlent le standard que l'on connait dans les apprentissages. Ces sciences font la démonstration que des fonctionnements cérébraux divers existent et sont capables d'apporter de la performance. In fine, l'objectif est d'adapter l'enseignement à tous les apprenants, y compris les populations dites « singulières ». Lorsqu'on dit que la France est en retard sur le système d'apprentissage, cela force le gouvernement et la communauté à s'interroger.
H.fr : Et, jusqu'à maintenant, ça se passe comment ?
FM : Tout ce qui s'écarte du standard est « anormal », voire défini comme un « handicap ». Je pense évidemment en filigrane aux autistes Asperger mais pas seulement. Aux États-Unis et au Canada, où les apprentissages sont plus ouverts, on parle de « neuro-atypiques », une catégorie beaucoup plus vaste. Ils ont des hyper compétences dans certains domaines mais peuvent être mis en échec dans les circuits classiques de formation et d'accès à l'emploi. Ce qui se passe aux États-Unis est à regarder de près car il n'y a pas de raison que la situation soit différente en France.
H.fr : Vous pensez également aux personnes avec des troubles dys ?
FM : Oui, bien sûr. On a vu toute une population dire « Je ne me reconnais pas dans ce système », ce qui explique pourquoi ces personnes sont, pour la plupart, en échec scolaire et souvent aussi professionnel.
H.fr : Cette idée de « performance atypique » vaut-elle aussi pour celles qui n'ont pas forcément un QI au-dessus de la moyenne. Par exemple les personnes avec trisomie 21…
FM : Elles ont d'autres compétences comme le « savoir être », la faculté de travailler en équipe, ce que les RH appellent les « soft skills » (littéralement : compétences douces), c'est-à-dire les compétences comportementales. Elles apportent plus d'empathie dans le relationnel. Ce peut être aussi une capacité à savoir dépasser les obstacles, de la persévérance.
H.fr : Nous avons donc de bonnes raisons de croire à cette émergence de la recherche de talents divers ?
FM : Il y a en tout cas un frémissement dans ce sens mais on ne peut pas nier le contexte économique. Néanmoins, la hausse du stress professionnel interroge sur un modèle du travail qui, à terme, n'est pas tenable. Une entreprise qui veut durer doit, à un moment donné, se poser ces questions et accompagner la personne dans un environnement de travail favorable et capacitant, c'est-à-dire qui permette l'expression et le développement de ses talents. Une des valeurs ajoutées des personnes handicapées, c'est qu'elles offrent un effet loupe sur la capacité de l'entreprise à réinterroger son organisation de travail. Si on veut progresser au-delà des 3,6% de travailleurs handicapés en emploi, il faut penser différemment.
H.fr : Qu'en est-il pour les personnes avec un handicap psychique ?
FM : Ce sujet n'est pas anodin. On est là sur des questions de santé au travail et sur la capacité à mettre en place des organisations bientraitantes. Si on prend l'exemple d'une personne de retour au travail après une dépression, un réseau d'attention composé de collègues attentifs peut soutenir, voire prévenir, au premier signal. Cela a existé dans le passé dans les « collectifs ouvriers » qui s'étaient construits sur des logiques de solidarité. Il faut donc remettre en œuvre ces systèmes d'attention et les connecter à un réseau expert qui pourra, à son tour, intervenir de façon pertinente. Revenir aux basiques de la relation dans les collectifs de travail, c'est le minimum...
H.fr : Des recherches menées par Sciences Po depuis fin 2016 vont dans ce sens (article complet en lien ci-dessous)…
FM : Oui, c'est la concrétisation par l'expérimentation de cette pédagogie inclusive. Un peu comme un centre de ressources et de recherche à caractère scientifique, mené en partenariat avec une université canadienne. Ils partent d'une situation réelle, leurs étudiants, et élaborent des recommandations de bonnes pratiques en interne. L'idée de ce partenariat, conclu également avec l'Agefiph et le Fiphfp, c'est de transférer ces vastes travaux en cours dans le domaine de la formation professionnelle et continue.
H.fr : L'Agefiph a organisé des journées d'étude avec ses délégations régionales pour sensibiliser les pédagogues…
FM : Oui, 600 personnes ont ainsi été sensibilisées par Sciences Po dans 8 régions. Elles étaient issues de toutes les communautés pédagogiques : CFA (centre de formation des apprentis), Greta (réseau de formation continue), référent handicap de l'enseignement supérieur ou référent formation des conseils régionaux. Pour cette première étape, on passe un message simple : avec peu de choses on peut adapter le « matériel pédagogique » pour des personnes avec autisme ou un handicap cognitif ou psychique. Notre cible, c'est vraiment le handicap invisible, ce qui ne veut pas dire qu'on ignore les autres.
H.fr : D'après les premières évaluations menées en 2017 sur les étudiants de Sciences Po, on constate que, pour plus de 95% des cas rencontrés, la phase de décrochage est en lien avec une situation de handicap invisible….
FM : C'est à cet âge qu'apparaissent en général les maladies psychiques, et l'entrée dans l'enseignement supérieur, avec un environnement particulièrement exigeant, peut révéler la situation de handicap. Certains, par exemple des enfants autistes, ont pu passer jusque-là à travers les radars, en contournant tous les obstacles, mais, en entrant dans le supérieur, cela change la donne et les échecs explosent. Cela vaut aussi pour les jeunes dys ou même certains élèves précoces. Ils ont, durant toute leur scolarité, mis en place des systèmes de compensation très solides qui ne tiennent plus la route. Ce sont ces mêmes personnes que l'on retrouve dans le monde du travail mais le jour où il y a un changement, avec de nouveaux process, une nouvelle machine, c'est la cata !
H.fr : Quelle est la deuxième étape de ce projet commun ?
FM : La mise à disposition de 10 tuto très pédagogiques, de 5 minutes, joués par des acteurs, par exemple sur ce que perçoit la personne dyslexique. Comment elle décode une phrase, ce qui peut être mis en place pour que le texte soit accessible, ou comment le stress généré par le trouble peut affecter ses capacités…
H.fr : Quels sont les autres troubles et handicaps abordés ?
FM : Par exemple la dépression, l'anorexie, la bipolarité, la double tâche, la dyspraxie, les déficiences visuelles et auditives, la dyslexie, les TSA, le handicap psychique… Ils seront mis en ligne début février 2018 sur le site de l'Agefiph, du Fiphfp et de Sciences Po. Cela permet de mettre les pédagogues en alerte. Et c'est ce qui fait la crédibilité de ce projet : ce sont des pédagogues qui s'adressent à des pédagogues. Etre entre pairs est un facteur de succès. Ils s'en parlent et s'en emparent…