Environ 1,7 million de Français, peut-être même plus, seraient concernés par un handicap visuel, dont 207 000 aveugles ou malvoyants profonds. Parmi eux, 50% seraient sans emploi, sans que personne ne soit en mesure d'invoquer des chiffres précis puisque la RQTH (reconnaissance qualité de travailleur handicapé) ne précise pas le handicap. Ce taux pourrait même atteindre 75 % selon une enquête Agefiph de 2017. Trop de préjugés, trop de tabous alors que l'enjeu est loin d'être marginal. C'est en effet, selon la Fondation Valentin Haüy et de l'aveu même des entreprises, « l'un des handicaps les plus difficiles à appréhender », notamment parce que 83 % des infos perçues au quotidien seraient d'origine visuelle. Mais pas que… C'est aussi la faute à la diversité des profils, à des pathologies complexes, au rythme soutenu des innovations de compensation, aux difficultés pour identifier les bons experts mais aussi à l'autocensure des personnes concernées qui préfèrent dissimuler leur handicap. Or l'emploi est le levier n° 1 pour les intégrer pleinement.
Une vaste enquête
Face au manque manifeste de données et de connaissance sur ce sujet, la Fondation a mené, via Access'Lab, son incubateur de projets dédié au numérique inclusif, une vaste étude* auprès de grandes entreprises, publiques et privées, et de personnes déficientes visuelles en poste ou en recherche d'emploi. Son nom ? « Handicap visuel, usages et besoins en numérique ». Objectif ? Identifier les leviers pour relever le défi de l'employabilité. Une grosse enquête, pas moins de 300 pages d'avis, qui va « donner beaucoup de matière », selon Karine Moisan, directrice de développement de la Fondation. Les résultats publiés en octobre 2021 permettent d'identifier cinq grands axes.
Le numérique, « the » réponse ?
Ce sont tout d'abord les outils numériques qui sont au cœur des réponses. 83 %, un chiffre sans appel, c'est la part des sondés qui jugent que l'usage des technologies dans l'entreprise est un véritable facteur d'intégration. Des exemples ? ZoomText, la vocalisation ou l'iPhone, un outil hardware privilégié qui permet de gagner en autonomie grâce à des fonctionnalités plus avancées et des applications dédiées (AudioSpot, Localisateur, N-Vibe), ou encore celles proposées par Microsoft. Malgré les nouvelles opportunités offertes par ces innovations grand public, les entreprises doivent faire face à quelques freins : l'accès à ces outils nécessite une formation plus approfondie des interfaces pour que le collaborateur les maîtrise rapidement tandis que certains services sont confrontés à des problèmes « d'interopérabilité ». En d'autres termes, difficile de rendre les logiciels développés en interne, par exemple ceux dédiés à la paye ou à la compta, accessibles pour un seul utilisateur. Enfin, l'enquête révèle que certains services transverses comme les DSI (direction des services informatiques), le marketing ou la communication sont rarement associés à la réflexion sur le sujet de l'accessibilité numérique.
Solutions de compensation insuffisantes
Pour ce qui est des « aménagements et solutions de compensations », elles sont souvent jugées « insuffisantes » par les répondants et « longues à mettre en place ». On installe le « minimum », ce qui ne favorise pas une autonomie optimale. « Les missions handicap des entreprises ne sont pas spécialisées sur la déficience visuelle, admet Laurent Dordain, responsable de celle du groupe Engie. Elles sollicitent donc des prestataires extérieurs pour les conseiller. Face à la grande latitude de déficiences visuelles, il faut faire du sur-mesure, et même deux personnes aveugles complètes n'ont pas forcément les mêmes besoins ». Selon lui, il est donc impossible d'acheter du matériel adapté avant que le collaborateur ne soit en poste, et il faut alors parfois attendre plusieurs mois pour l'équiper. A l'inverse, les entreprises se montrent plus souples sur les conditions de travail permettant l'aménagement des horaires, davantage de télétravail… « Ce dernier a d'ailleurs été un élément déclencheur qui a permis de développer des outils beaucoup plus vite que prévu pour permettre la communication à distance entre tous les collaborateurs », remarque Laurent Dordain. Enfin, pour ce qui est des aides humaines, elles sont « quasi inexistantes ».
Sensibiliser le collectif de travail
La Fondation recommande de « mener une campagne de sensibilisation et de formation spécifique au sein de l'entreprise pour lutter contre les idées reçues sur le handicap visuel ». 61% des missions handicap sondées (22 sur 36) indiquent ne délivrer aucune formation spécifique au service des ressources humaines et aux managers. Pas de guide dédié, des actions de sensibilisation trop ponctuelles, à part peut-être lors de la SEEPH en novembre (Semaine européenne pour l'emploi des personnes handicapées), peu de lien avec les associations expertes… C'est aussi l'absence de collaboration avec la médecine du travail qui est pointée, alors qu'elle est en première ligne, pour, avec l'aide d'un ergothérapeute, aménager l'espace et les conditions de travail du salarié déficient visuel. Autre frein, l'absence de formation des collaborateurs aux spécificités de ce handicap, qui ne permet pas aux personnes concernées de disposer du bon interlocuteur. Sans parler des attitudes pas toujours compréhensives des collègues, a fortiori lorsque le handicap est invisible et que les personnes redoutent de le déclarer par peur d'être stigmatisées ou de « passer pour le chouchou ».
Alternance, la voie royale
Une piste majeure, c'est celle de l'alternance, préconisée par 100 % des collaborateurs et employeurs interrogés. « C'est la voie de l'intégration la plus vertueuse car elle permet de prendre la mesure du handicap », selon la Fondation Valentin Haüy, et ainsi d'adapter l'environnement de travail de façon progressive. Pour l'alternant en situation de handicap, c'est « moins de pression qu'une embauche classique, qui permet de monter en compétences dans la durée », selon Christian d'Aboville, son directeur. Mais les entreprises disent faire face à un manque de candidatures spontanées et peinent à sourcer ce type de profils.
Evolution de carrière, le point noir
Selon l'enquête, c'est surtout l'évolution de carrière des collaborateurs qui perdent la vue qui est impactée. La question du maintien dans l'emploi est jugée « la plus complexe à prendre en charge ». Les entreprises tentent, pas toujours avec succès, de proposer une « mobilité en interne », les reconversions externes étant « très rares » et le plus souvent vers les métiers du bien-être. Pour ce public, la progression est jugée « extrêmement sensible » à cause d'un manque d'opportunités sur le marché de l'emploi, de formations en ligne inaccessibles mais aussi de l'autocensure des personnes concernées. Certains osent malgré tout se lancer dans l'entrepreunariat.
Prochaine étape pour la Fondation, les jeunes en attente de formation. « Les entreprises se disent prêtes mais sont confrontées à une pénurie de diplômés en études supérieures », selon elle. L'enquête 2022 portera donc sur les 16-25 ans.
* Enquête via des entretiens individuels auprès de 57 entreprises, dont 36 missions handicap et 21 collaborateurs, travaillant en milieu ordinaire. En complément, un sondage en ligne auprès de 265 personnes déficientes visuelles en poste ou en recherche d'emploi.