« La démence fronto-temporale doit sortir de l'invisibilité », interpellent plusieurs chercheurs de l'Institut du cerveau. Pour ce faire, ils ont planché sur la désinhibition, un symptôme majeur de nombreuses maladies neurodégénératives, et en particulier de la variante comportementale de la démence fronto-temporale (bvFTD). Cette affection, liée à une dégénérescence des lobes frontaux et temporaux du cerveau, se caractérise notamment par des troubles cognitifs et des « conduites inappropriées », face auxquels les soignants et les proches se trouvent parfois démunis. Ils peuvent également s'accompagner de troubles de la mémoire, de la parole ou encore de la motricité, contre lesquels il n'existe aucun traitement spécifique. L'étude Ecocapture (en anglais) vise à distinguer différents types de désinhibition sur lesquels il est possible d'intervenir, sans recours à des médicaments. L'enjeu ? Améliorer la prise en charge et réduire l'isolement des patients et des aidants. Les résultats ont été publiés le 28 décembre 2022 dans la revue scientifique Cortex.
Absence de conscience de la maladie
Selon les chercheurs, les effets de la bvFTD sur le comportement sont particulièrement marqués et d'autant plus troublants qu'ils apparaissent chez des personnes encore jeunes et actives, entre 45 et 65 ans. Changements dans l'expression de la personnalité, apathie, altération du jugement et de l'empathie… les symptômes sont difficiles à prendre en charge, notamment parce que les patients ne sont pas conscients de leur maladie et ne perçoivent pas les conséquences sur leur entourage. « Comme ils ne sont pas en mesure de demander des soins, ce qui est fréquent dans les maladies neurocomportementales, ils n'ont pas vraiment de voix propre », déplore le Dr Lara Migliaccio, neurologue ayant participé à l'étude. « Quant aux aidants, ils sont souvent désorientés car les patients sont jeunes et ont rarement des comorbidités », ajoute-t-elle, précisant que la prise en charge en Ehpad et l'hospitalisation « ne sont pas du tout adaptées ». Particulièrement difficile à repérer quand le comportement des malades est tabou dans le milieu familial, la bvFTD reste donc mal comprise, de même que la désinhibition qui l'accompagne.
Compulsion, impulsivité et désinhibition sociale
Pour changer la donne, les chercheurs de l'équipe FrontLab, dirigée par le Dr Richard Levy, neurologue, ont étudié le comportement de 23 personnes atteintes de bvFTD et de 24 volontaires sains, à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Les participants devaient patienter, seuls, dans une pièce meublée ressemblant à une salle d'attente et équipée de caméras. Pendant 45 minutes, ils ont été invités à explorer la salle et interagir librement avec les objets qui y avaient été disposés (jeux, magazines, nourriture, boissons, pèse-personne, stylos, etc.). Dans la dernière partie de l'expérience, ils ont reçu un questionnaire les encourageant à explorer des zones spécifiques de la pièce pour y répondre.
Dans les deux groupes, ils ont observé une variété de comportements désinhibés qu'ils ont classé en trois catégories : la compulsion, qui comprend des mouvements répétés ou une persévérance inappropriée (ouvrir et fermer la fenêtre sans but particulier, se frotter les mains sans interruption, insister pour ouvrir un robinet qui ne fonctionne pas…), l'impulsivité, marquée par le surgissement de pulsions ou de fortes émotions (cris, fous rires, pas de danse…), et la désinhibition sociale, dans laquelle le participant ne respecte pas les codes tacites de la communication avec autrui (non-respect des consignes de l'expérimentateur, familiarité excessive, insultes…). Résultats, les comportements désinhibés sont plus probants chez les patients bvFTD, a fortiori pour la catégorie « sociale ».
Des activités pour réduire l'agitation
Les chercheurs ont également relevé que ces derniers avaient tendance à rester oisifs s'ils n'étaient pas activement encouragés à réaliser une action. « Plus leur niveau d'activité était élevé plus les symptômes de la désinhibition sociale étaient amoindris », précisent-ils. Enfin, leur niveau d'impulsivité était « fortement limité » lorsqu'ils étaient concentrés sur une tâche, comme remplir le questionnaire. « Des techniques de stimulation adaptée à chacun (jeux, puzzles, activité physique…) pourraient donc se révéler des outils non-médicamenteux utiles pour réduire la frustration et l'agitation chez ces patients, dont ils sont les premiers à souffrir mais qui affectent aussi beaucoup les soignants et les proches », avancent les scientifiques.
Privilégier les hobbies préexistants
« Reste désormais à reproduire ces résultats sur un plus grand nombre et à apprécier la durée des bienfaits induits par l'intervention des aidants », affirme l'équipe FrontLab. Les personnes touchées par la bvFTD ont tendance à ressentir un stress quand leur environnement exige des performances cognitives dont ils ne se sentent pas capables. Une stimulation trop forte ou inappropriée pourrait donc renforcer leurs symptômes plutôt que de les soulager. Les chercheurs suggèrent ainsi que des activités qui correspondent à des hobbies préexistants ou des tâches domestiques familières (cuisine, jardinage…) seraient les plus susceptibles d'apporter un bénéfice important.
Une nouvelle étude in situ
Prochaine étape ? Comprendre le comportement des patients « avec un niveau de détail encore plus fin ». C'est l'ambition du futur programme Ecocapture@home qui vise à mesurer, à domicile, les variations de leur niveau d'activité, de la qualité de leur sommeil et de leurs émotions en fonction des modifications de leur environnement, grâce à un bracelet connecté. Le but est, à terme, de personnaliser la prise en charge pour que leurs symptômes puissent être gérés chez eux aussi longtemps que possible… Et, surtout, de réduire les tabous qui pèsent sur cette maladie.