Par Khalil Jalil
En perdant la vue il y a quinze ans, l'Irakien Othman al-Kinani craignait de dire adieu à jamais à sa grande passion, le football. Malgré les obstacles, le quinquagénaire a réussi le pari de fonder la première équipe de cécifoot du pays.
Dépendant de l'ouïe
L'engouement est tel que sur la vingtaine de joueurs qui forment son équipe, la moitié fait spécialement le déplacement depuis leurs provinces pour se rendre à Bagdad et participer aux entraînements, trois fois par semaine. "Quand j'ai perdu la vue, j'ai vécu une année difficile. J'ai même oublié comment marcher", se souvient l'homme de 51 ans. "Pour faire quoi que ce soit, je dépendais de l'ouïe", explique l'instituteur originaire de Kerbala, dans le centre de l'Irak. Aveugle depuis 2008 à cause d'un glaucome, provoqué dit-il par usage malheureux de médicaments pour soigner des allergies saisonnières, son calvaire a été accentué par son "éloignement du foot".
Du goalball au cécifoot
Huit années durant, il ne touche pas à un ballon. Il revient au sport en 2016, grâce à une ONG locale dédiée aux malvoyants et à la pratique du goalball, discipline qui se joue assis, les joueurs utilisant leurs mains pour envoyer la balle dans les buts. Cessant toute pratique sportive en 2018, il consacre son temps à monter une équipe de cécifoot, qu'il continue d'administrer. "C'est toute ma vie", confie M. Kinani.
Un outil de réintégration sociale
Après "des années de patience" et une période "d'isolement", dit-il, l'équipe lui a offert "une réintégration au sein d'un cercle d'amis". Un succès impossible sans sa fille, qui rédigeait pour lui les mails envoyés aux organisations et comités sportifs internationaux pour les convaincre de le soutenir. En 2022, la Fondation internationale IBF, active dans le domaine du cécifoot, leur apporte enfin une reconnaissance officielle en tant que première équipe irakienne et leur envoie du matériel : des masques pour se couvrir les yeux et plusieurs ballons.
Les règles du cécifoot
Opposant des équipes de cinq -quatre joueurs non-voyants et un gardien de but voyant- chaque mi-temps dure environ 20 minutes. Le jeu se déroule sur des terrains de 40 mètres de long sur 20 mètres de large. Les buts mesurent 3,66 mètres de large sur 2,14 mètres de haut (contre 2,44 m de haut sur 7,32 m de large pour le football traditionnel). Autre particularité : l'omniprésence de l'ouïe. Le ballon est muni d'une clochette pour aider les joueurs à naviguer. De même, gardiens de but et entraîneurs peuvent lancer des instructions.
Les indications fusent
Masque sur les yeux, les joueurs s'échauffent avant une partie, courant autour du terrain par groupe de quatre, se tenant par le bras. Un joueur progresse vers la cage, perd son ballon, revient sur ses pas le récupérer. Les conseils fusent. "Trois pas, shoot", "à droite, plus à droite", "tu es loin Bassem". Il y a aussi les "voy", "voy", lancés à la volée par les joueurs -"je vais" en espagnol pour signaler leur présence et éviter les collisions-. Quand un vendeur d'eau arrive avec ses haut-parleurs assourdissants, la partie s'interrompt quelques minutes, on ne s'entend plus.
Surmonter les obstacles
Quand Haidar al-Bassir, capitaine de l'équipe s'est mis au sport, les défis abondaient. "Il fallait se souvenir de la route pour aller de la maison au stade, il y avait l'absence de transports adéquats mais aussi la crainte des blessures" pendant le jeu, égrène le trentenaire, diplômé en sociologie. "Mais on est là pour nous entraîner et apprendre, et surmonter tous les obstacles", confie-t-il. Aux responsables du sport, une modeste requête : "il faudrait des voitures pour transporter les para athlètes sur les lieux d'entraînement, demande-t-il. Pour alléger leurs tracas."
Des joueurs reconnus mais pas encore payés
Début 2024, l'équipe a été officiellement reconnue et intégrée par le Comité paralympique irakien. Mais les joueurs ne touchent pas encore le salaire mensuel d'environ 230 dollars auquel ils ont droit, le Parlement n'ayant pas encore voté les fonds nécessaires alloués au budget public. Il n'empêche. Malgré la "gêne financière" de certains, les joueurs font preuve d'assiduité aux entraînements, assure Tarek al-Mulla, président de la fédération irakienne de cécifoot dont fait partie M. Kinani.
Des "capacités extraordinaires"
Dix joueurs vont d'ailleurs couvrir eux-mêmes les frais de voyage au Maroc, premier déplacement à l'étranger de l'équipe qui participera fin juin à une compétition amicale. Pour se préparer à cet événement et bénéficier d'infrastructures sportives plus sophistiquées, l'équipe est partie s'entraîner dix jours en Iran. M. Mulla salue les "capacités extraordinaires" des joueurs. "Dribler avec une balle, assurer la coordination de l'esprit et des muscles, le joueur se distingue (en faisant cela) avec l'ouïe."
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