Si je vous dis « lame », vous pensez à quoi ? A l'escrime ? Eh bien non car cette lame-là se porte aux jambes. Ce sont celles rendues célèbres par Oscar Pistorius, le sprinter sud-africain amputé des deux jambes à l'âge de onze mois qui a, depuis, défrayé la chronique pour des raisons plus tragiques. Désormais, sur les compétitions handisport, les amputés tibiaux et transfémoraux sont équipés de ces prothèses spectaculaires qui n'ont l'air de rien mais exigent de vraies prouesses techniques. Ils courent avec une ou deux lames, et ce quelle que soit la hauteur de l'amputation.
On les appelle « cheetah flex foot ». Qu'est-ce que cela signifie ?
En anglais, « cheetah » signifie « guépard » ! Conçues en fibre de carbone, ces lames reproduisent le mouvement de la patte arrière du félin qui s'étend pour atteindre le sol tandis que les muscles puissants de sa cuisse tirent son corps vers l'avant.
Ces lames ont même permis à Pistorius, lors des Jeux paralympiques de Londres, de s'aligner aux côtés des valides…
Oui ce qui n'a d'ailleurs pas manqué de créer une véritable polémique car les uns sont convaincus que ces lames futuristes procurent un avantage métabolique sur ses concurrents et donc une impulsion décuplée tandis que les autres affirment qu'elles possèdent les propriétés d'un pied normal. La fédération internationale d'athlétisme les avait interdites puis le tribunal arbitral du sport a à nouveau tranché en leur faveur. Pistorius lui-même avait alimenté la fronde lorsque, battu par le Brésilien Alan Fonteles Oliveira sur le 200 mètres à Londres, il avait cédé à la colère sur la ligne d'arrivée lui reprochant des lames plus longues que les siennes… Mais au-delà des guerres de stade, c'est vraiment un outil de mobilité magique pour les personnes amputées.
Grâce à votre association Handicap 2000, vous avez en effet pu appareiller deux jeunes amputés des quatre membres.
Oui Pernelle et Franzy, victimes tous les deux d'une infection foudroyante. Ils se sont rencontrés à l'hôpital et suivent aujourd'hui la même trajectoire, celle du sport et du dépassement de soi-même. En avril 2014, l'association a récolté des fonds pour financer leur paire de lames. Que du bonheur pour Pernelle, qui était une ancienne sportive de haut niveau et rêvait de courir à nouveau.
Mais le souci avec ces lames, c'est leur prix !
Eh oui, on a du mal à imaginer qu'un morceau de carbone puisse valoir 2 800 euros et presque 6 000 si on compte l'emboiture. Pour une seule lame ! Et, le problème, c'est qu'elles sont calibrées sur mesure, et évoluent selon le poids du coureur. Ces lames sont en effet étalonnées de 5 kg en 5 kg. Donc impossible d'investir dans un outil aussi précieux pour un enfant qui grandit régulièrement.
Mais elles ne peuvent pas être prises en charge par la sécurité sociale ?
Ce type de prothèses ne rentre pas dans la liste des produits remboursés et doit donc faire l'objet d'une demande de prestation extra-légale. Mais si une personne adulte, avec un dossier bien défendu, a de bonnes chances de voir sa demande aboutir, celui d'un enfant en pleine croissance a toutes les chances d'être refusé puisque la prothèse sera remplacée l'année suivante en raison de la croissance et de la prise de poids.
Mais certains ont néanmoins peut-être trouvé la solution… Un système de partage de prothèses !
Oui, on doit cette idée géniale à Jean-Luc Clémençon, orthoprothésiste et ergothérapeute depuis 25 au centre de rééducation et de réadaptation de Nancy, en Meurthe-et-Moselle. En 2000, il fonde avec quelques amis l'association Entr'Aide, dans le but d'aider à concrétiser des projets d'aventures à caractère sportif pour des personnes amputées. Son idée : devenir propriétaires d'un stock de lames de course suffisamment important pour les faire passer d'un enfant à l'autre au fil de leur croissance. Ils bénéficient ainsi d'autant de lames que nécessaire, sans interruption de l'âge de 6 à 16 ans. Gratuitement, évidemment !
Pourquoi six ans et pas avant ?
Parce qu'elles sont calibrées à partir de 20 kilos.
Et après 16 ans ?
On estime qu'après 16 ans, le poids ne varie guère plus de 5 kilos. A charge ensuite pour les parents et le prothésiste de constituer un dossier pour l'obtention d'une prothèse adulte qui ne sera alors renouvelée que lorsqu'elle sera vraiment usée.
Mais il y a la lame mais aussi l'emboiture qui vient se positionner sur le membre, qui la réalise ?
C'est le travail du prothésiste en charge de l'appareillage de l'enfant. Pour l'instant, tous ceux qui ont été concernés pour finaliser la prothèse d'un ou plusieurs enfants ont été heureux de donner de leur temps. C'est très encourageant. A chaque fois, la réaction a été, « On vous suit à 200% ». Tous ont travaillé bénévolement.
Présentez-nous ce modèle mise au point par ÖSSUR, le fabriquant islandais, celui-là même qui a mis au point les lames de Pistorius…
C'est le modèle « flex run ». Plus souple, il est plutôt destiné au footing. Il faut savoir que le fabricant a consenti une remise importante pour ces enfants, et en plus à vie… Alors, dès 2013, l'association a pu acquérir des prothèses de course pour des enfants âgés de 10, 11 et 13 ans, dont l'un était amputé des quatre membres. Mais ce n'était pas suffisant ; elle a alors décidé de rechercher partenaires et sponsors pour reproduire cette initiative à l'échelle du pays. D'autres lames ont également été financées par d'autres associations ou un orthoprothésiste privé.
Jean-Luc a lui aussi décidé de donner de sa personne pour financer tous ses projets…
Oui, par exemple 10 000 km en un mois en bicyclette à travers les différents massifs montagneux français. Il a écrit un livre sur cette aventure, dont tous les bénéfices sont reversés à son association. Plus récemment, il a publié un autre livre : « Entr'Aide; souvenirs d'un orthoprothésiste », qui reprend 20 années de sa vie professionnelle en France, mais également au Maroc où il anime régulièrement des formations. C'est aussi un hommage à Mohamed Lahna, porteur d'une agénésie transversale de la cuisse et rencontré 12 ans plus tôt à Casablanca, qui est aujourd'hui vice-champion du monde de triathlon courte et longue distance, et aussi le premier athlète porteur d'une prothèse à avoir terminé le Marathon des sables.
A la fin de l'année 2014, l'association sera en mesure de financer un total de 39 à 40 lames. Suffisant pour toutes les demandes ?
Oui, même s'il est difficile d'estimer la population d'enfants amputés en France ; une « extrapolation » américaine avance le chiffre de 1 500. Mais, attention, tous les enfants amputés ou nés avec une malformation de membre inferieur ne peuvent pas recevoir ce type de lames ; il faut notamment qu'il reste suffisamment de place sous le membre résiduel et que les articulations soient stables. Un tel appareillage suppose aussi une prise en charge complète et une surveillance et une rééducation régulières. Cette belle collection permettra sans doute de faire face aux demandes en 2015. Si cette initiative réussit, la France sera le tout premier pays à permettre aux enfants amputés qui le peuvent de courir gratuitement.