« Oubliez tout ce que vous pensez savoir sur les sourds ! » L'exposition « L'histoire silencieuse des sourds » fait une petite mise au point, du 19 juin au 6 octobre 2019, à Paris. La veille de l'ouverture au grand public, le Centre des monuments nationaux (CMN) nous donne rendez-vous au Panthéon pour une visite de presse « originale ». D'ordinaire, les expositions sont consacrées à une personnalité (Marie Curie, Jaurès…) mais celle-ci s'intéresse à toute une communauté, de l'abbé de l'Epée à Ferdinand Berthier… Elle révèle le combat de ces êtres considérés, à l'époque, « inférieurs socialement » pour conquérir progressivement leurs droits à l'éducation et à la citoyenneté.
Une langue vivante ancienne
« Comment résumer l'histoire des sourds ? Sous l'angle du handicap ou de la surdité ? », interroge Yann Cantin, commissaire de l'exposition et enseignant chercheur. Pas de réponse ; chacun fait attention à ce qu'il dit, nous avons été prévenus : il faut laisser de côté nos prérequis. « Ni l'un ni l'autre, reprend-il. C'est l'histoire d'une langue vivante, la langue des signes, qui représente l'autonomie et permet aux personnes sourdes d'accéder à leurs droits et d'asseoir leur citoyenneté pleine et entière ». Quand cette langue est-elle née ? Attention, piège ! On a longtemps cru qu'elle avait été créée aux XVIIIe siècle par un abbé parisien. Que nenni ! « Elle a émergé au Moyen-âge, dans les villes, et certains signes étaient même déjà utilisés dans l'Antiquité, retoque l'expert. Dans ses écrits, Platon faisait mention de personnes s'exprimant avec des gestes. A l'époque, on ne s'en formalisait pas car, dans les monastères, le silence était de mise. » Cette histoire est « silencieuse » car personne ne la connaît vraiment.
L'éducation, clé de l'émancipation
A défaut d'avoir inventé la langue des signes française (LSF), l'abbé de l'Epée peut se vanter d'avoir initié l'école publique pour ses utilisateurs. « Il a également introduit la grammaire française dans la langue des signes pour permettre aux plus jeunes d'être compétents en français écrit et, in fine, d'accéder à l'autonomie », précise le chercheur. Cette initiative fait l'effet d'une bombe ! Pour les personnes sourdes vivant le plus souvent de métiers peu rémunérés, l'instruction gratuite est un levier d'émancipation sociale majeur. A partir de 1820, un vent de revendication souffle sur la communauté. Yann Cantin explique cela par un « besoin de protéger la LSF, qui commençait à être mise de côté ». En 1836, à Paris, Ferdinand Berthier, le doyen des professeurs de l'Institut national des jeunes sourds (INJS), crée la première association sourde au monde, « La société centrale des sourds-muets ». En 1849, il reçoit la Légion d'honneur pour son militantisme.
Pensée oraliste
En parallèle, la pensée oraliste refait surface, trois siècles après sa première apparition. Cette méthode consiste à éduquer les enfants sourds sur la base de la parole uniquement, au détriment de la langue des signes, qui est mise au rebut dans un désir d'unifier la nation avec une seule et même langue : le français. En 1880, le Congrès de Milan bannit la LSF de l'instruction et fait disparaître le professorat sourd. Les bambins apprennent alors « à lire sur les lèvres et à deviner les mots, sans en comprendre le sens, déplore Yann Cantin. L'objectif est d'en faire des bons ouvriers et non des bons savants car ils sont considérés comme non-intelligents. » Des militants organisent le premier congrès mondial des sourds en 1889, à Paris, pour tenter de préserver leur identité culturelle. Durant la Première Guerre mondiale, le désir d'annihiler la communauté sourde atteint son paroxysme. 25 000 d'entre eux sont stérilisés de force en Allemagne. « En France, ce n'est pas aussi radical mais, en Europe, on commence à parler d'eugénisme pour éviter que la surdité se transmette », révèle l'enseignant.
Réveil sourd
Entre 1920 et 1970, alors que la communauté traverse une période de déni, des associations sportives sont créées pour favoriser la rencontre entre personnes déficientes auditives. Petite anecdote : le grand-père de Yann Cantin a participé à leur élaboration. Une action qui, selon le chercheur, a « sauvé la LSF alors que les asso militantes avaient pris le parti de soutenir la méthode orale ». Naissent alors les prémices du « Réveil sourd »… Ils connaissent une « renaissance » lorsque les recherches universitaires considèrent la langue des signes comme une langue à part entière. Les Etats-Unis sont les pionniers, en 1960. Les Français réclament ensuite le retour de la LSF dans les écoles, et les premières classes bilingues apparaissent en 1980. « Cette période montre que les sourds ont des droits et qu'il faut les respecter », souligne Yann Cantin. L'expo se termine en 2005, l'année où la LSF a été reconnue « égale » au Français. « C'est une grande avancée mais le combat n'est pas terminé, poursuit-il. Aujourd'hui, le problème majeur est l'éducation des jeunes sourds car le bilinguisme n'est pas suffisamment déployé dans les écoles. De nombreuses formations restent donc inaccessibles et peu de sourds entrent à l'université... », regrette le seul enseignant chercheur (en histoire) sourd d'Europe. La visite s'achève sur une cartographie des quartiers parisiens emblématiques car, selon lui, « l'histoire des sourds, ce sont des dates mais aussi des lieux ».