Handicap.fr : Vous étiez présent aux 30 ans de l'Agefiph le 3 octobre 2017. Qu'avez-vous pensé de la soirée ? Des thèmes abordés ?
Bachir Kerroumi : C'est une manifestation utile ; il faut, de temps en temps, marquer la politique d'inclusion pour l'emploi de manière emblématique, en invitant tous les partenaires, syndicats, associations, représentants de l'État… Il y a eu des constats qui montraient que nous sommes encore en retard et que les choses n'avancent pas beaucoup. C'est le cas concernant la formation professionnelle notamment ; plusieurs orateurs l'ont souligné. Une grande majorité de personnes en situation de handicap ont un niveau de formation faible, à cause d'un système vétuste et obsolète. Alors, oui, il est important de le dire… Mais que fait-on ?
H.fr : Reprochez-vous un manque d'action et d'innovation en faveur de l'emploi des personnes en situation de handicap ?
BK : Lors de la soirée, j'ai déploré l'absence du gouvernement. Sophie Cluzel (secrétaire d'État en charge du handicap) a fait un beau discours mais la question de l'emploi des personnes handicapées relève de la compétence de la ministre du Travail. Elle était malheureusement absente et a fait transmettre un message vidéo. Nous attendons plus : des solutions concrètes, un réel programme. Des événements comme cette soirée sont pertinents mais pas suffisants. Il faut les inscrire à moyen et à long terme. Le beau discours de Mme Cluzel ne suffit pas ; elle ne s'est engagée sur rien. On aurait aimé entendre parler de nouvelles actions à venir. Ca ne s'est pas fait.
H.fr : Vous avez mené une étude sur l'intégration professionnelle des personnes handicapées à l'étranger, en prenant en compte les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Italie. Pourquoi ces trois pays ?
BK : Parce que cela rend l'étude plus homogène. Certains pays sont très avancés au niveau technologique mais moins sur le plan culturel. D'autres pays ne font pas preuve de beaucoup d'investissement ou de contraintes mais le résultat est là. C'est le cas du Royaume-Uni où trois millions de personnes handicapées travaillent, contre 600 000 seulement en France. Nous avons pourtant une population similaire. Au Royaume-Uni, il n'y a pas de quota, pas de contraintes ni d'obligation mais le système de formation est de qualité. Tout petits, les enfants porteurs d'un handicap sont inclus dans le système ordinaire de façon très égale. Comme c'est le cas depuis 40 ans, leur intégration professionnelle est naturelle pour tous. Là-bas, la personne handicapée n'est pas considérée comme malade. On distingue la santé du handicap. Le médecin traitant valide l'aptitude de la personne à travailler, pas le médecin du travail. Chez nous, c'est le contraire. J'ai donc choisi ce pays car, culturellement, il est plus avancé que nous sur ce point. Il dépense trois fois moins d'argent que la France mais le comportement des gens donne beaucoup plus de résultats. Dans l'histoire des Jeux paralympiques, c'est à Londres, pour la première fois, que les stades étaient aussi remplis. Les Anglais vont voir des sportifs, pas des personnes handicapées.
H.fr : Qu'en est-il des États-Unis ?
BK : Ce sont les plus audacieux. Leurs résultats sont encore supérieurs aux Anglais et plus innovants en termes de management. C'est là-bas qu'il y a le plus d'investissement dans les recherches, dans les grandes universités par exemple.
H.fr : Et l'Italie ?
BK : J'ai choisi l'Italie parce que sa situation ressemble un peu à la nôtre, avec des caractéristiques encore plus marquées. Sur place, j'ai observé une nette différence entre le nord et le sud. L'Italie du Nord est plus avancée que la France et plus proche de l'Angleterre. Dans le sud, la situation est catastrophique et plus proche de celle de l'Afrique, avec un système de corruption. Parfois, un adulte en situation de handicap est maintenu à la maison parce que les allocations sont les seules sources de revenu de la famille.
H.fr : En France ? Comment qualifier notre système ?
B.K : Il est archaïque. En matière d'intégration professionnelle, nous fonctionnons sur un mode « handicap égale maladie ». Au lieu de penser en modèle social du handicap, on pense en modèle médical du handicap. On donne la responsabilité au médecin de décider si la personne est apte à travailler. Celle-ci est considérée comme sous tutelle du médecin du travail quand il s'agit de l'emploi ou du médecin scolaire lorsqu'il est question de l'école. On dépense beaucoup plus que les Anglais ou les Américains mais, à cause de ce modèle, le résultat est mauvais. L'argent dépensé alimente directement l'intérêt de certains lobbies tels que de grandes associations du secteur médico-social. C'est donc d'abord un business. La Cour des comptes a fait plusieurs rapports sur l'opacité de certains budgets. Parfois, on ne sait toujours pas comment certains d'entre eux sont gérés.
H.fr : En matière de recrutement, le système de quota est-il efficace ?
BK : Non, pourtant nous avons le quota le plus élevé (6%). Au Japon, il est de 2,6%. En Allemagne, de 3%. Cette méthode aurait pu être efficace si nous avions mis en place un suivi, un programme de qualité afin d'évaluer ce qui fonctionne ou pas. Le quota peut être un instrument utile pour arriver à un objectif mais ce n'est pas quelque chose à inscrire dans le marbre comme si c'était une religion. La politique doit être dynamique, non statique. Le Japon, par exemple, a mené une étude, renouvelable tous les 5 ans, pour évaluer ce qui fonctionne en matière d'intégration.
H.fr : À votre avis, quelles solutions mettre en place pour sauver les deux fonds pour l'emploi des personnes handicapées, l'Agefiph et le Fiphfp, dont les recettes sont menacées à court terme ?
BK : Il faudrait d'abord les fusionner pour en faire un seul office public, comme en Allemagne ou au Japon. L'Agefiph est une association de statut privé ; ce n'est pas logique. Ensuite, le ministère du Travail doit pouvoir mettre en place un programme financé par cet office. L'Agefiph et le Fiphfp peuvent créer des mesures mais ils ne font pas partie de l'action de l'État. Cela revient à mettre un sparadrap sur une jambe de bois. Ca fait 30 ans que l'Agefiph finance des choses innovantes et expérimentales, sauf que ce financement ne s'applique qu'une fois. L'action financée est innovante mais ne se répète pas puisqu'il n'y a pas de relais au niveau de l'État ou des régions. Donc l'innovation est financée pour rien. L'Agefiph, comme le Fiphfp, doivent financer des mesures élaborées par les acteurs des politiques publiques.
H.fr : Pensez-vous que l'emploi des personnes en situation de handicap soit encore aujourd'hui vécu comme une contrainte par les entreprises ?
BK : Oui, pour la plupart. Par contre, c'est chez les entreprises qui n'ont pas d'obligation que l'on trouve le plus de travailleurs en situation de handicap. Dans ces structures, le décideur est le recruteur donc il peut prendre des risques plus importants. En général, le recruteur n'a aucun pouvoir donc il ne prend pas de risque. Au sein d'une grande entreprise, le fait de recruter des personnes handicapées est perçu comme une contrainte mais c'est une fausse idée, pas une réalité. Il faut pouvoir prouver que cela peut fonctionner pour que la démarche de recrutement soit enclenchée. Mais, bien souvent, les recruteurs de personnes handicapées sont des chargés de mission handicap, rattachés à un service santé, social ou, au mieux, aux ressources humaines. Ce sont des mauvaises positions, des intermédiaires qui déroutent l'objectif. Si le chef de service voit que la personne recrutée vient d'un service social, l'image donnée ne sera pas la même. Lorsque j'ai mené mon enquête, j'ai réalisé que, dans certains pays, les chargés de mission handicap n'existaient pas : les personnes handicapées, pour être recrutées, passent par la même voie que tout le monde.
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