PHNOM PENH,
"Des gens de 25, 30, 35 ans viennent nous voir. Ils ne sont jamais allés à l'école de leur vie, ils n'ont pas de langage", explique Charlie Dittmeier, prêtre catholique américain qui dirige le Deaf Development Programme (DDP), destiné aux adultes sourds au Cambodge.
Ils y apprennent le langage des signes, mais aussi des rudiments de lecture et de mathématiques, en plus d'un métier. La plupart ont passé leur enfance et leur adolescence à travailler dans les rizières, coudre ou garder des animaux.
Sans que personne ne leur apprenne jamais à parler, dans ce pays où le langage des signes n'a été développé qu'à la fin des années 1990, avec l'aide d'étrangers comme M. Dittmeier.
"J'avais l'impression d'être en prison. Je ne pouvais rien faire, je n'avais pas d'argent, pas d'éducation", explique en langage des signes Oeun Darong, apprenti coiffeur de 27 ans qui pensait en arrivant ici être le seul sourd au monde, étant "le seul sourd dans son village".
"J'étais seul avec moi-même, c'était une vie triste", explique celui qui a grandi sans échanger un mot, dans une famille de paysans de huit enfants.
A la rizière au lieu d'aller à l'école "Les autres allaient à l'école et moi je restais à la maison pour m'occuper de la vache, pêcher, travailler au jardin" ou à la rizière, ajoute-t-il.
D'autres ont eu des vies encore plus à la marge, comme ces deux jeunes sans-abris sourds récupérés par le DDP à leur sortie d'un camp de rééducation l'an dernier. "Ils ne savaient pas comment prendre une douche, utiliser du shampoing ou se laver les dents", se souvient Charlie Dittmeier.
Sur les murs du centre, des dessins montrent les gestes d'hygiène de base, d'autres des mains "signant" le langage des signes cambodgien, développé au fil des ans, après avoir d'abord utilisé le langage des signes américain.
"Nous essayons constamment de les confronter à de nouvelles idées afin qu'ils inventent de nouveaux signes. Notre travail consiste ensuite à répertorier ces signes, à les dessiner et à les compiler dans les livres et des dictionnaires", explique Charlie Dittmeier.
"A mesure que leur langage se développe, leur monde s'élargit", s'enthousiasme le prêtre.
"Maintenant, je peux communiquer. Les gens ne m'ignorent pas et ne me discriminent pas ici. Ce n'est pas comme à la maison ou au village", explique Kheng Nat, étudiante du centre paraissant bien plus jeune que ses 23 ans.
Selon les évaluations des ONG, en l'absence de recensement officiel, il y aurait 50.000 sourds au Cambodge, dont une infime minorité a pu apprendre le langage des signes grâce au DDP (qui prend en charge des jeunes de plus de 16 ans) ou à l'école Krousar Thmey, qui accueille des enfants sourds. Aucun établissement public pour sourds n'existe dans ce pays où le secteur social reste largement porté par les ONG.
Un défaut de prise en charge au niveau mondial
Mais ce déficit n'est pas spécifique au Cambodge. "A travers le monde, les enfants et les jeunes sourds sont souvent privés d'enseignement, y compris de celui du langage des signes", déplore Shantha Rau Barriga, en charge des droits des personnes handicapées pour l'ONG Human Rights Watch.
La Fédération mondiale des sourds (World federation of the deaf), qui milite pour un meilleur accès à l'éducation pour les près de 70 millions de sourds à travers le monde, souligne le fort pourcentage d'illettrés parmi eux.
Une des premières choses que font les jeunes sourds en arrivant au centre de Charlie Dittmeier est de se choisir un prénom en langage des signes, ignorant souvent leur propre prénom.
"J'ai rencontré plein d'autres sourds ici qui sont devenus mes amis... Je sais désormais écrire, j'apprends le langage des signes cambodgien et d'autres choses. Je ne suis plus seul", explique l'apprenti coiffeur Oeun Darong.