« En zone d'alerte renforcée et maximale, les employeurs et salariés doivent, autant que possible, recourir au télétravail », déclare la ministre du Travail, Elisabeth Borne, le 5 octobre 2020 alors que la Capitale et sa petite couronne s'apprêtent à franchir cette marche redoutée. Si le télétravail s'est imposé, de fait, durant le confinement, de nombreuses entreprises ont repris leurs bonnes vieilles habitudes « en présentiel » malgré les risques sanitaires accrus, allant contre le désir d'un grand nombre de salariés qui ont succombé aux avantages du travail à domicile. Qu'en est-il des personnes à mobilité réduite, pour qui le télétravail a souvent été présenté comme une option très favorable car limitant, notamment, les déplacements ?
Isolement renforcé
Le tableau n'est pas tout à fait rose, selon l'Agefiph (Fonds dédié à l'emploi des personnes handicapées dans le privé) et alors que l'Etat recommande de « limiter les interactions sociales » dans les zones les plus touchées, c'est précisément la rupture de ce lien qui a pénalisé certains travailleurs en situation de handicap. Dans une enquête menée par ce Fonds et l'Ifop, près d'un travailleur handicapé sur deux (45 %) placé en télétravail dit ainsi s'être « senti à l'écart » alors que ce taux n'est que de 33 % dans la population générale. Conclusion : la crise a renforcé le sentiment d'isolement au sein des équipes. « Cette nuance sur le ressenti du télétravail doit permettre de tirer de grands enseignements », estime François Legrand, chargé d'études Ifop. Il y a en effet un gros écart de perception entre les « valides » qui s'y disent très favorables (83 %) lorsque seulement 65 % des travailleurs handicapés y adhèrent, sachant que le télétravail reste l'apanage de certaines catégories socio-professionnelles. Certains pointent en effet l'apparition de risques psychosociaux et d'une certaine démotivation, redoutant que la société française ne glisse sur la pente dangereuse de la désagrégation sociale. Enfermer les personnes handicapées dans le monde du télétravail pourrait-il encore davantage accentuer des clivages déjà bien ancrés et renforcer leur sentiment d'exclusion ?
Des obstacles nés de l'urgence
« Le télétravail : activateur d'inclusion ? » était le thème d'une des tables rondes des premières universités d'été du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) fin août 2020 (article en lien ci-dessous). Un sujet « bigrement d'actualité » ont assuré les intervenants en préambule. Sa commission emploi a planché sur la question admettant que « beaucoup de travailleurs ont été poussés vers ce nouveau mode d'organisation de leur activité, bien souvent dans des conditions qui n'ont pu ni être anticipées, ni réfléchies ». Certaines personnes, notamment celles ayant des troubles autistiques ou du comportement ou encore des fragilités psychiques, ont vu leurs habitudes, parfois leur « routine », complétement chamboulées par la disparition soudaine de leur collectif, l'absence de consignes de la hiérarchie en temps réel, au risque, en l'absence de « job coaching », de créer des situations d'angoisse. Cette mise à distance a également altéré la communication, possible seulement par téléphone ou en visio, imposant à certains publics qui ne disposaient pas des outils techniques adaptés, par exemple les personnes malentendantes, de nouveaux obstacles. D'autant qu'au moment du déconfinement, « on a parfois dit à certains : 'Restez chez vous, vous êtes fragile', rapporte Marc Desjardins, directeur du FIPHFP (Fonds pour l'emploi des personnes handicapées dans la fonction publique), or ces travailleurs avaient besoin de retrouver le collectif de travail. » Le mot d'ordre : surtout ne pas rompre le lien !
Une option pérenne ?
Selon le CNCPH, « cette mise en place forcée a toutefois révélé qu'un nouveau rapport au travail était possible », avec de réels bénéfices ; sa commission emploi a ainsi émis une série de recommandations sur la situation spécifique des travailleurs handicapés, pour qu'employeurs et décideurs puissent s'en saisir, et pas seulement dans l'urgence. « L'aménagement, c'est l'aspect technique, mais c'est surtout le management qui doit être réinventé », explique Sophie Crabette, assesseure au sein de cette commission. Selon elle, « un télétravail bien pensé, avec des managers bien formés et des employés bien outillés, peut permettre le maintien dans l'emploi dans des situations difficiles et diminuer la fatigabilité, notamment liée au transport ». « Et même si on a encore trop peu d'exemples réussis, le télétravail ouvre des perspectives professionnelles pour les personnes handicapées », complète Nicolas Planty, co-fondateur de Lemon Adds.
Vers un télétravail choisi
Pour Sophie Cluzel, secrétaire d'Etat au Handicap, « cette organisation durant le confinement était 'subie', il faut maintenant œuvrer pour un télétravail 'choisi' », notamment pour ceux qui « y auraient vu des avantages énormes », comme par exemple moins de fatigue, d'arrêt maladie et, accessoirement, moins de carburant. Les études menées sur le télétravail proposent cependant que celui-ci n'excède pas deux ou trois jours par semaine pour limiter l'isolement et la dissension. De son côté, l'Agefiph, via une grande consultation publique en ligne sur le site activateurdegalite.fr (article en lien ci-dessous), consacre une de ses rubriques au télétravail et espère recueillir le point de vue des personnes concernées (jusqu'au 16 octobre 2020). Ce sujet est également à l'ordre du jour des premières universités du réseau des référents handicap qui se tient en visio du 6 au 9 octobre (article en lien ci-dessous).
Rappelons que l'Agefiph propose des aides exceptionnelles pour permettre l'adaptation du poste de travail au domicile : coût d'un équipement informatique, d'un siège de bureau, de transports, de connexion Internet... A l'inverse, elles ne couvrent pas la mise à disposition du local et des frais liés à cet espace tels que le chauffage ou l'électricité.
Des négo à venir…
« Il va falloir être attentifs sur les moyens mis en œuvre dans ce domaine », prévient Arnaud de Broca, président du Collectif handicaps, qui mise sur les concertations en cours sur le télétravail « pour que les partenaires sociaux n'oublient pas de se saisir du sujet du handicap ». Il fait écho aux syndicats qui ont confirmé les difficultés liées au télétravail qu'il soit « volontaire » (télétravail classique) ou « contraint » (continuité d'activité à domicile). La CFE-CGC, par exemple, réclame l'actualisation de l'ANI (Accord national interprofessionnel) de 2005 relatif au télétravail qui « conserve, pour nombre de ses dispositions, toute sa pertinence » mais a été « négocié à une époque où ce système était marginal et envisagé exclusivement de manière volontaire ». Ce qui, dans le contexte actuel, n'est pas toujours le cas. Le gouvernement entend donc passer par le « dialogue social afin de trouver des solutions équilibrées qui permettront de garantir protection des salariés et poursuite de l'activité économique » et promet que « le handicap sera inscrit dans les négociations ». Et parce que cette situation pourrait durer, il prévient : « Cette mesure devra s'appliquer tant que la situation sanitaire l'exigera ». Une première réunion est programmée le 3 novembre avec le patronat, décision saluée prudemment par les syndicats qui réclamaient de cadrer cette pratique via un référentiel mais qui risque de n'être « qu'incitatif ». D'autres rencontres devraient suivre…