Par Estelle Emonet, Jessica Lopez
Dossiers qui s'empilent sur les bureaux des juges et des greffiers, familles tutrices ou curatrices qui ont l'impression d'être "abandonnées"... Le constat est sans appel pour ceux qui veillent sur les intérêts d'un proche âgé ou handicapé, alors même qu'une réforme était censée simplifier les mesures. Décidées par un juge, les mesures de protection, de la curatelle à la tutelle (la plus restrictive), consistent à donner à un tiers la responsabilité d'accompagner et de représenter légalement une personne majeure dont les facultés sont altérées.
Familles : action gratuite
Contrairement aux associations spécialisées et mandataires privés, rémunérés jusqu'à 15% des revenus annuels dans la limite d'un plafond de 468 euros par mois, les familles, à qui sont confiés plus de la moitié des dossiers, le font gratuitement. "On n'a aucune considération. On laisse les familles se débrouiller seules alors qu'on a une lourde responsabilité", témoigne à l'AFP Francis Polteau, tuteur de sa soeur trisomique âgée de 49 ans. Compte en banque, assurances, sécurité sociale, gestion de patrimoine, demandes d'aides : le sexagénaire s'occupe de tout l'administratif sans avoir été formé. Le juge des tutelles, il ne l'a rencontré qu'une demi-heure depuis 2009. Et à chaque fois qu'il est obligé de le solliciter pour une dépense imprévue, il se plaint d'attendre la réponse pendant "des semaines". La réforme de 2007, qui avait pour objectif de "déjudiciariser" le dispositif et renforcer les droits du majeur protégé, n'a pas eu les effets escomptés.
Suivi efficace impossible
En 2015, on comptait 62 000 personnes supplémentaires sous mesure de protection par rapport à 2010, soit une hausse d'environ 2% par an en moyenne, notamment à cause du vieillissement de la population. Avec en moyenne 3 500 dossiers gérés par juge, il est difficile, voire impossible, d'assurer un suivi "efficace" des décisions, s'alarme la Cour des comptes dans un rapport publié en octobre mettant en cause le "très faible" niveau de contrôle des mesures prises à l'égard d'une population particulièrement vulnérable. Entre "les ordonnances, les auditions, les courriers à traiter... On est surchargés. Les comptes de gestion, c'est la dernière chose qu'on fait", confie Catherine Arnal, greffière au TGI du Puy-en-Velay, membre du syndicat SDG-FO, pestant contre un logiciel de gestion qui "a plus de 20 ans".
Un tampon et basta
Chaque année, le greffe est entre autres chargé d'éplucher les comptes de la personne protégée, gérés et fournis par son tuteur. En cas d'anomalie, il doit alerter le juge des tutelles. Catherine, cocuratrice de sa mère atteinte d'Alzheimer, a constaté dans ses comptes de gestion de 2015, tenus par sa soeur également cocuratrice, "des milliers d'euros de dépenses injustifiées". Les 12 000 euros de frais d'alimentation, les travaux dans la maison de sa soeur n'ont pas éveillé les soupçons lors de la vérification des comptes. "On a mis un coup de tampon et puis basta", raconte à l'AFP la quinquagénaire, qui a déposé un recours auprès du juge au risque d'un "clash familial". Elle attend sa réponse depuis septembre.
Des revenus modestes
Les abus sont minoritaires, notamment parce que les personnes protégées ont souvent des revenus modestes, assurent les autorités. Mais chaque année des milliers de comptes ne sont pas vérifiés. Au tribunal d'instance de Lille, par exemple, sur 9 800 mesures de protection environ, 927 comptes de 2014 auraient fait l'objet d'une prévérification par les greffiers (9%) dont 501 transmis au greffier en chef pour approbation, a relevé la Cour des comptes en mars 2016. "On ne peut pas vérifier tous les comptes parce que, concrètement, c'est infaisable. Les moyens qu'on a ne nous permettent pas d'être suffisamment scrupuleux", déplore Céline Parisot, ancienne juge d'instance, secrétaire générale de l'Union syndicale des magistrats (USM).
Protection des plus faibles déshumanisée
Pour les familles, cette gestion à flux tendu déshumanise la protection des plus faibles. "Ils ne s'intéressent qu'aux comptes", s'agace Rose-Marie, tutrice de son frère handicapé. "Quand tu franchis la porte du juge, on te regarde comme si tu étais coupable" d'avoir détourné de l'argent. Elle regrette que ni le juge, ni le greffe n'aient rencontré son frère, ni posé de questions sur son état de santé. Pourtant, la réforme de 2007 oblige notamment le juge à entendre les concernés, sauf s'ils ne sont pas en mesure de s'exprimer. Mais la Cour des comptes relève qu'il lui a été "impossible d'obtenir la part des décisions qui ont donné lieu à une audition". "On parle de mesures de restriction de liberté, il est normal que les personnes protégées puissent s'exprimer (...), mais la réalité des moyens judiciaires ne rend pas cet objectif réalisable pour l'instant", déplore Anne Caron-Déglise, présidente de la chambre des tutelles à la Cour d'appel de Versailles.
Des décisions médicales parfois peu motivées
Au détriment d'une rencontre, certains magistrats se rangent trop facilement "derrière des conclusions médicales parfois peu motivées", la consultation d'un médecin étant obligatoire avant toute décision. Face à des mesures pas toujours bien acceptées par le majeur, le face-à-face permettrait également de "dédramatiser" les situations, insiste la magistrate. "La justice donne une impression de cadre, mais le suivi est très mal assuré", analyse Rose-Marie. Le sujet pourrait "davantage relever de mesures d'accompagnement sociales plutôt que judiciaires, mais on a l'impression que chacun se refile la patate chaude".
Nomination d'un délégué interministériel ?
A cheval entre différents ministères (Affaires sociales, Justice), le sujet souffre de l'absence de porte-parole et "n'est pas une priorité", observe de son côté Hadeel Chamson, délégué général de la Fédération nationale des associations tutélaires (Fnat). La Cour des comptes, qui pointe "une sous-administration manifeste" et un manque de coordination entre les différents ministères, préconise la nomination d'un délégué interministériel. "Il faut une volonté politique, maintenant", insiste Anne Caron-Déglise, qui regrette que la justice de proximité "ne soit pas une priorité" des gardes des Sceaux.
© fpic/Fotolia