Violences sexuelles : handicap, l'angle mort de la justice

Quelle justice pour les personnes handicapées victimes de violences sexuelles ? Solenne Brugère, avocate, souligne que la sensibilisation de la profession est primordiale et souhaite créer une équipe experte dans l'accompagnement de ce public.

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Handicap.fr : Quel bilan faites-vous de la violence sexuelle faite aux personnes handicapées ?
Solenne Brugère, avocate au barreau de Paris : C'est un enjeu social et sociétal majeur. En effet, 1 personne sur 6 est en situation de handicap, visible ou invisible, ce qui en fait le public le plus exposé aux violences sexuelles (3 à 5 fois plus, selon l'OMS). Par exemple, selon une étude, 88 % des femmes autistes en ont subi, dont 47 % avant l'âge de 14 ans. Quant au directeur de l'Oniam (Office national d'indemnisation des accidents médicaux), il m'a récemment appris que 100 % des femmes aveugles auraient subi des violences sexuelles ! Ces actes ont des effets dévastateurs en termes de santé individuelle et publique et peuvent rester sous silence ou impunis. Pourtant, c'est un sujet qui semble tabou.

H.fr : Vous dites avoir une « sensibilité particulière pour la protection des personnes vulnérables » ?
SB : En effet. Cela me permet de conseiller des entreprises, associations ou même cabinets qui souhaitent s'engager pour protéger les droits des personnes âgées, en situation de handicap ou des enfants. Depuis quatre ans, je travaille sur ce sujet avec Marie Rabatel, présidente de l'Association francophone des femmes autistes (AFFA). Nous avons proposé des amendements au Sénat et travaillé avec des députés dans le cadre des débats sur les violences sexuelles et sexistes en 2018, dont deux ont été adoptés. Elle est également intervenue en novembre 2018 lors d'une conférence sur les violences faites aux femmes organisée par le barreau de Paris. C'était une première de proposer le témoignage d'une personne à la fois autiste et victime de viol dans un colloque destiné à des avocates et avocats. L'association FDFA (Femmes pour le dire femmes pour agir) était également présente.

H.fr : En quoi les personnes handicapées sont-elles particulièrement vulnérables ?
SB : Les personnes handicapées ou même âgées, en état de dépendance, sont des proies faciles parce qu'ils ou elles vont plus facilement accorder leur confiance à des personnes qui font souvent partie de leur environnement proche ou être dans l'impossibilité de se défendre. Je vais vous donner deux exemples qui concernent des femmes autistes. L'une m'a confié s'être retrouvée dans des situations où son partenaire, en qui elle avait toute confiance, lui a imposé des actes sexuels non désirés. L'autre se réveille encore en faisant toujours le même cauchemar mais refuse d'en parler. Je peux citer aussi le cas d'une femme centenaire en fauteuil roulant et d'une autre, Alzheimer, qui ont été violées. Ou encore des enfants qui expriment leur souffrance à travers des troubles comportementaux ou médicaux liés à la violence qu'ils ont subie mais qui sont interprétés comme des manifestations de leur handicap. Ce sont des victimes invisibles.

H.fr : Moins d'1 % des viols seraient sanctionnés en France…
SB : Oui, ce sont les estimations. Cela s'explique par différentes causes : la difficulté de porter plainte par crainte de la procédure ou de représailles, une mémoire qui se réveille après le délai de prescription, une parole qui n'est pas crue, surtout pour les personnes handicapées pour qui l'accès à la justice est encore plus compliqué.

H.fr : Qu'est-ce qu'un viol au regard de la loi ?
SB : Tout acte de pénétration commis par violence, contrainte, menace ou surprise. Il faut pouvoir démontrer qu'un des quatre critères est avéré, sinon on considère que la victime est consentante. Il faut à cet égard lutter contre l'idée reçue que l'absence de résistance prouverait un « consentement tacite » alors qu'elle peut être liée à un état de sidération ou une incapacité à dire non. Comment une personne peut-elle se défendre par exemple si sa construction mentale l'a conditionnée à se soumettre et obéir ? Cette définition est inopérante et protège mal les victimes. 

H.fr : Il est donc temps de faire bouger les lignes…
SB : Avec aussi peu de condamnations, cela interpelle en effet sur le fonctionnement de notre système judiciaire et le besoin urgent de mieux protéger les plus vulnérables. J'ai pour cela un projet de créer une équipe experte des questions de « consentement », de vulnérabilités, des spécificités liées à chaque type de handicap et sur les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles. Cette « team » serait prête à intervenir pour défendre et porter leur voix devant la justice, en partenariat avec des associations.

H.fr : Qui composerait cette équipe ?
SB : Des spécialistes du handicap, de la protection de l'enfance, une psychiatre ainsi que des pénalistes réputés et éloquents, qui interviennent généralement plus du côté de la défense des agresseurs.

H.fr : Pourquoi soulignez-vous « qui interviennent généralement plus du côté de la défense des agresseurs » ?
SB : Historiquement, notre système judiciaire a été axé sur la défense des auteurs, domaine du contentieux qui reste encore pour certaines personnes plus valorisé que la défense des victimes, et plus prestigieux. A tel point que, depuis deux siècles, les lauréats d'un formidable concours d'éloquence, qui sont reconnus pour leur art oratoire exceptionnel, sont traditionnellement désignés en priorité pour l'assistance d'office des accusés devant la Cour d'assises, c'est-à-dire en matière criminelle. Ceci est lié à l'histoire car à l'époque les parties civiles ne participaient pas aux procès. A ce sujet, on peut se demander pourquoi les barèmes d'aide juridictionnelle en vigueur sont actuellement plus avantageux pour les avocats qui assistent les auteurs que les victimes. Cela peut interpeller d'un point de vue éthique.

D'une manière générale, le parcours de la victime est compliqué lors d'une procédure judiciaire, comme j'en discutais avec Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du barreau de Paris, spécialiste des mineurs et des droits des femmes, qui présidera la Fédération des barreaux européens à compter de mars 2021.

H.fr : Cette « excellence » peut parfois avoir des conséquences désastreuses sur les victimes…
SB : Les avocats n'étant pas encore systématiquement formés aux spécificités du handicap peuvent heurter, sans le vouloir, les personnes handicapées qui se retrouvent de plus parfois avec cette réflexion binaire : « Si je ne suis pas reconnue comme victime, c'est ce que je suis coupable », comme Marie Rabatel en avait témoigné.

H.fr : Le système n'est donc pas adapté aux personnes en situation de handicap qui, souvent, méconnaissent leurs droits…
SB : Tout est effectivement plus compliqué. Cela appelle à une vigilance particulière de sensibilisation à grande échelle, au sein de la justice mais aussi des écoles, des institutions. Pour que tous les professionnels soient en alerte afin de repérer des signes évocateurs de violence.

H.fr : Vous avez donc mobilisé des confrères qui seraient prêts à s'engager dans cette équipe ?
SB : Oui, dont deux pénalistes extraordinaires. L'un a assisté une adolescente en situation de handicap violée à plusieurs reprises dans une rame de train et sur un terrain vague, considérée comme « consentante » par un tribunal au motif qu'elle était confuse. L'autre connaît parfaitement toutes les phrases des agresseurs, qu'il a défendus. Ils ont une profonde humanité et expriment l'envie d'agir aux côtés des plus vulnérables.

H.fr : Comment financer un tel projet ?
SB : Mon projet est d'inviter les entreprises qui souhaitent agir de manière très concrète pour des causes sociétales majeures à financer tout ou partie des frais de défense des victimes. Ce soutien pourra être valorisé au titre des actions sociales et RSE, dans les catégories de la défense des droits humains ou encore de la promotion de l'avènement d'une société inclusive et de l'accès de toutes et tous à la justice, qui font partie des objectifs de développement durable (ODD) de l'ONU pour contribuer à transformer notre monde.

H.fr : Pour aller plus loin, ne faut-il pas sensibiliser les avocats mais aussi les magistrats ?
SB : Oui, bien sûr. Il y a encore une méconnaissance des problématiques spécifiques liées aux différents types de handicap et il est indispensable de poursuivre les initiatives déjà menées par la profession avec des associations comme Droit Pluriel, à qui l'on doit l'évolution de la définition du mot handicap dans les dictionnaires (article en lien ci-dessous), et le barreau de Paris. Les avocats qui assurent la permanence téléphonique « SOS avocats » sont formés aux questions juridiques de base du droit du handicap afin de pouvoir mieux répondre à ce public. Le barreau réfléchit également à la création de modules de formations spécifiques avec des psychologues par exemple. Je travaillerai en 2021 avec le Conseil de l'Ordre et l'équipe dédiée pour étendre ces formations à l'ensemble du barreau ainsi qu'aux élèves avocats.

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