Par Catherine Fay-De-Lestrac
Trois heures pour acheter un billet de train pour un trajet de 2h17, des courses alimentaires en ligne semées d'embûches... L'écrasante majorité des sites internet en France ne sont pas adaptés aux personneshandicapées, générant un parcours d'obstacles pour les aveugles et les malvoyants.
Sanctions insuffisantes ?
Outils indispensables du quotidien, les services numériques publics et ceux des grandes entreprises privées ont l'obligation d'être accessibles de façon équivalente à tout citoyen, y compris ceux en situation de handicap, visuel, auditif, moteur ou ayant des troubles dys.... Mais, faute de sanctions, peu le sont. Les personnes aveugles -70 000 en France, et 1,5 million de malvoyants- écoutent une synthèse vocale qui lit le texte affiché à l'écran, décrit les images informatives, informe sur les cases à remplir. Ne pouvant voir où pointe une souris, ils utilisent des raccourcis clavier. "Je n'ai pas de vision globale de la page, je la déchiffre bout par bout", explique à l'AFP Manuel Pereira, chargé de l'accessibilité numérique à l'association Valentin Haüy, qui a récemment réuni malvoyants et professionnels du numérique pour une conférence à Paris. A tout moment, ce parcours laborieux peut s'interrompre si une case n'est pas convenablement codée. "Après avoir passé toute une commande sur Internet, on se retrouve parfois avec une case qui n'est pas codée. L'aveugle entend 'case à remplir' sans savoir s'il s'agit de son nom, son adresse ou de la confirmation qu'il a 'accepté les conditions', explique Manuel Pereira. Un seul point qui bloque et le site est inutilisable pour nous."
Seules 11 des 221 démarches phares accessibles
Chaque site doit publier en bas de sa page une mention d'accessibilité, qui indique son niveau de conformité au RGAA (Référentiel général d'amélioration de l'accessibilité). Il est jugé "conforme" avec un niveau de conformité à 100 %, non conforme en-dessous de 50 %, "partiellement conforme" entre ces deux niveaux. Le site de l'Elysée est à 74 %, Ameli, le site de l'Assurance maladie, à 72% et SNCF-Connect à 54 %. Onze seulement des 221 démarches phares de l'Etat réalisables sur Internet listées sur l'Observatoire de la qualité des démarches en ligne sont "totalement accessibles", indique à l'AFP Marine Boudeau, cheffe du pôle design des services numériques de la direction interministérielle du numérique (Dinum).
Le Captcha, un "cul-de-sac" pour les aveugles
Le pire? C'est le 'Captcha', cette mosaïque d'images qui demande de sélectionner par exemple des feux de circulation. Passage obligé pour aller plus loin, mais cul-de-sac pour un aveugle. Le 19 mai 2022, à l'occasion de la Journée mondiale de sensibilisation à l'accessibilité, l'association Valentin Haüy publiait un sport vidéo à l'humour grinçant pour alerter l'opinion sur les difficultés que rencontrent les usagers malvoyants "bloqués dans leurs démarches en ligne" (article complet en lien ci-dessous). On y voit un client aveugle, habillé en tenue médiévale, qui, pour régler son panier de course, doit résoudre une énigme, une sorte de "captcha" grandeur nature. L'épicier lui montre une fenêtre, divisée en neuf carreaux laissant apparaître deux vaches qui broutent. "Pour régler, il va falloir sélectionner tous les carreaux avec des vaches", explique-t-il au client incrédule. "Ne pas rendre son site accessible, c'est renvoyer les aveugles au Moyen-Age", affirme l'association à la fin de la vidéo.
Les pro du numérique peu formés au handicap
"Acheter des billets de TER pour la Bourgogne est un casse-tête. Le site n'était pas accessible et on m'a dit qu'on n'en vendait pas par téléphone puisqu'il y a des guichets en gare", explique Céline Boeuf, aveugle. Les aveugles peuvent demander une assistance ou une alternative d'achat par téléphone mais elles existent de moins en moins. "Un seul site de courses, Hoora, est accessible aux personnes handicapées", dit Manuel Pereira. Pour être accessible, un site doit avoir été codé dès le début. Or les professionnels du numérique sont rarement formés sur ce sujet, relevaient-ils lors de la réunion cette semaine. "Il faut tester le site sans les images, sans la souris, sans style graphique (couleurs, taille des caractères...). Se demander comment ça marche quand je navigue dessus avec mes oreilles et pas avec mes yeux", explique Romy Duhem-Verdière, du cabinet d'expertise en hautes technologies Octo Technology.
"Faites du bad buzz !"
Un zoom pour agrandir la page, une loupe pour un détail... "Toutes les solutions techniques existent. Mais comme il n'y a pas de lourdes sanctions, ce n'est pas une priorité", explique-t-elle. "Au-delà des aveugles, cela concerne les daltoniens, les dys, les tétraplégiques et, plus largement, ceux qui vieillissent et voient leur vue baisser. Un segment non négligeable de la population", ajoute Mme Duhem-Verdière. "Plaignez-vous ! Faites du 'bad buzz' sur Internet !, disent les professionnels du numérique aux aveugles et malvoyants. Cela nous aide face à nos directions. On a beau leur parler des utilisateurs en situation de handicap, ils n'en ont jamais vu, c'est un peu le 'dahu' pour eux."