Début 2022, seules 40 % des démarches administratives en ligne sont accessibles aux personnes en situation de handicap, contre 12 % en 2019. « Autrement dit, les deux tiers ne le sont toujours pas, en dépit de l'obligation juridique d'accessibilité inscrite dans la Convention des Nations unies dédiée (CIDPH) », s'impatiente Claire Hédon, Défenseure des droits (DDD). Le 15 février 2022, elle remet son dernier rapport sur la dématérialisation des services publics (en lien ci-dessous) afin de faire un état des lieux sur la situation, trois ans après le premier volet.
Sur 115 000 réclamations adressées à l'institution en 2021, 90 000 concernent les services publics (soit 80 %), contre 35 000 en 2014. 70 % d'entre elles pointent des difficultés pour entrer en communication avec leurs agents, a fortiori, en cas de handicap. Résultat : un non recours aux droits en pleine expansion. « Si on ne peut pas nier certains progrès, nous sommes encore bien loin du 100 % accessible », poursuit la DDD. Bien décidée à atteindre cet objectif avant la fin de son mandat (en 2026), elle émet 38 recommandations et incite les différentes administrations à s'activer pour (enfin) faciliter l'accès aux droits de tous les citoyens, sans exceptions.
Des sanctions plus dissuasives
Obstacle majeur ? « Les obligations pesant sur les administrations sont trop peu contraignantes, les sanctions ne portent que sur l'obligation de 'déclaration' de la conformité ou de l'absence de conformité aux règles d'accessibilité du site et non pas sur son niveau d'accessibilité en tant que tel », pointe le rapport de 94 pages. Par ailleurs, en raison des dispositifs « Captcha », destinés à dissocier les humains des robots, les personnes déficientes visuelles sont privées d'accès à de nombreux services publics numériques, « alors qu'il existe pourtant d'autres sécurités numériques n'étant pas basées sur la lecture de caractères difficilement déchiffrables », complète-t-il. Face à ce constat, la DDD préconise de mettre en place un dispositif de contrôle de conformité des sites Internet publics aux règles d'accessibilité, assorti de « sanctions dissuasives », mais aussi de former les professionnels du numérique à l'accessibilité et de créer une délégation interministérielle dédiée à cet enjeu.
Une alternative systématique au numérique
Alors qu'un Français sur cinq ne dispose pas de tablette ni d'ordinateur, « des services continuent d'être accessibles uniquement en ligne », s'insurge la DDD, citant par exemple le dispositif « Ma prime rénov », une aide aux travaux de rénovation énergétique. La dématérialisation, qui est initialement « une chance », rappelle la DDD, devient une entrave à l'accès aux droits lorsqu'elle est la seule option. Ainsi, elle faillit à sa mission qui consiste à « améliorer les services rendus aux usagers », et non, au contraire, à les compliquer. « Le bon fonctionnement de la procédure repose alors sur l'usager et ses aidants, alors qu'auparavant, un agent se chargeait de les accompagner via un guichet », ajoute la DDD évoquant un « transfert de responsabilité non négligeable ». Selon elle, ces difficultés peuvent « fragiliser les usagers, entraîner un sentiment d'impatience, de colère et de méfiance à l'égard des services publics ». Pour toutes ces raisons, et bien d'autres, « Internet ne peut pas être le seul moyen d'accès ! », martèle Claire Hédon, qui prône une solution multicanale (numérique, téléphone, courrier, guichet...), « pour l'heure trop ponctuellement mise en œuvre ».
Atteinte à l'autonomie des majeurs protégés
Les personnes sous tutelle ou curatelle, du fait d'une altération de leurs facultés physiques ou mentales, paient également les frais de cette ère du « tout numérique ». « Le fait de bénéficier d'une mesure de protection ne devrait en aucun cas restreindre de façon injustifiée leur autonomie, assurent les auteurs du rapport. Or aucun site Internet public ne propose un accès distinct pour ce public et les personnes chargées de leur mesure de protection. » La DDD a par exemple été saisie au sujet de restrictions d'accès aux comptes personnels de la Caf (Caisse d'allocations familiales) des personnes protégées lors de la mise en place d'une mesure de protection. Se disant « alarmée », elle recommande notamment d'étendre l'accès à « Aidants connect » aux tuteurs et curateurs familiaux. Ce dispositif permet aux aidants habilités à réaliser des démarches administratives en ligne de manière légale et sécurisée pour le compte de personnes en difficulté avec les outils numériques.
Autres publics pénalisés : seniors, jeunes, étrangers...
Les personnes handicapées sont loin d'être les seules pénalisées par cette « dématérialisation à marche forcée », comme le formulait Jacques Toubon, ancien DDD, dans son rapport de 2019 (article en lien ci-dessous). Au total, dix millions de Français seraient concernées par l'illectronisme. « Mais cela peut, un jour ou l'autre, arriver à tout le monde, alerte Claire Hédon. Qui n'a jamais eu de problème pour renouveler son permis ou sa carte d'identité sur Internet ? », interroge-t-elle, incitant, par ailleurs, à se méfier des organismes privés qui, moyennant contribution, proposent un rendez-vous de dernière minute en préfecture. « Attention, arnaque ! Toutes les démarches liées aux services publics sont gratuites », rappelle-t-elle.
En première ligne ? Les personnes âgées, qui sont près d'un quart à exprimer des difficultés dans leurs démarches administratives et 30 % à ne pas disposer d'un accès à Internet à domicile. Les personnes étrangères contraintes de réaliser des démarches en ligne « sans alternative possible » pour se voir reconnaître un droit au séjour, les détenus qui n'ont pas recours à Internet ou encore celles en situation de précarité sont également concernées. De même, les élèves, notamment handicapés qui ne bénéficiaient pas toujours d'adaptations à la maison, ont été fortement pénalisés dans leur apprentissage depuis le début de la crise sanitaire et le développement de l'enseignement à distance et des Espaces numériques de travail (ENT) permettant aux enseignants et aux élèves d'échanger des contenus. « Comment faire quand il n'y a qu'un ordinateur par famille, lorsque les parents ne peuvent pas aider leurs enfants parce qu'ils travaillent ? », interroge Claire Hédon. En effet, loin du mythe du « digital native », de nombreux jeunes (moins de 25 ans), agiles pour effectuer des achats en ligne, jouer en réseau ou produire des contenus créatifs peuvent être désorientés face à une procédure administrative... même sur la Toile !
Maisons France services : un soutien de proximité
Des dispositifs, par exemple les Maisons France services préconisées par le DDD en 2019, ont été mis en place sur tout le territoire afin de faciliter la réalisation des démarches de ces « publics fragiles ». Au total, 2 055 Maisons de ce type promettent des réponses de proximité, en particulier dans les zones rurales et les quartiers prioritaires (article en lien ci-dessous). A terme, chaque Français devrait pouvoir accéder à une Maison France services en moins de 30 minutes. Création d'adresse mail, impression ou scan, simulation d'allocations (notamment l'AAH), création d'identifiants pour accéder aux services publics… Deux personnes formées à l'accueil du public et « capables d'apporter une réponse pour les formalités du quotidien » sont présentes, avant tout, pour faire de la pédagogie. « A l'origine, ce que nous préconisions, et encore aujourd'hui d'ailleurs, c'est que les agents des Caf, du Pôle emploi, de la Caisse nationale d'Assurance vieillesse (Cnav) ou maladie (Cnam) et autres administrations assurent ce rôle pour répondre directement aux usagers », indique Claire Hédon.
Autres recommandations
Autres recommandations : simplifier le vocabulaire utilisé sur les sites mais aussi leur utilisation pour les rendre plus lisibles, inclure les usagers en difficulté dans l'élaboration et dans l'évaluation du processus de mise en accessibilité mais aussi entamer un début de travail collectif sur la question du droit à la connexion, « indispensable », selon Claire Hédon, en période de crise sanitaire. La peur de se tromper et de ne pas pouvoir faire marche arrière lors de la réalisation des démarches ayant été évoquée par un grand nombre d'usagers, la DDD recommande également de créer un site factice qui permettrait de s'entraîner.
Le rapport devrait prochainement être présenté au Parlement afin d'informer députés et sénateurs des défaillances du système et des améliorations à apporter. En attendant, les usagers qui se sentiraient « lésés » peuvent transmettre leur témoignage au Défenseur des droits, rappelle l'institution, qui, « essayant d'être au niveau des préconisations qu'il fait aux administrations », est joignable par téléphone, courrier, mail mais aussi en présentiel via des entretiens avec les 500 délégués territoriaux. Se disant « obsédée par le suivi des recommandations de l'institution, depuis le début de son mandat », Claire Hédon promet de veiller à leur mise en œuvre et de faire un nouveau bilan dans les années à venir.