12 hommes perdus en une seule bataille
La psychologue Tetiana Nazarenko, qui travaille avec un groupe de bénévoles, se souviendra longtemps de son cas le plus difficile : une brigade qui venait de perdre douze hommes en une seule bataille. Ce qu'il restait des cadavres avait été rassemblé dans quelques sacs, mélangé avec les restes de treize autres soldats. "Ces gars ont dû se rendre à la morgue pour identifier du mieux qu'ils pouvaient leurs amis à partir de tatouages ou de grains de beauté", raconte-t-elle. "Certains sont revenus avec de graves dépressions, d'autres avec un stress profond." Une autre bénévole travaillant à l'hôpital militaire central de Kiev, Ouliana Fedoriatchenko, se souvient d'"un homme qui est resté allongé sur un lit pendant trois mois, le regard perdu dans le vide". "Je frémis à l'idée que ce qu'il a vu, et l'a rendu incapable de parler", confie-t-elle.
Moins d'un centime d'euro par patient
De tels traumatismes sont courants dans les pays en guerre. Mais dans le cas de l'Ukraine, où le secteur psychiatrique est ravagé par la corruption et des méthodes inadéquates, la situation est catastrophique. La nourriture, l'eau et l'électricité manquent désespérément aux hôpitaux. "La situation est critique en ce qui concerne la nourriture. Le budget ne prévoit que 1,5 hryvnia (0,08 euros) par personne et par jour. Il y a une réelle famine", témoigne Semen Glouzman, l'un des psychiatres les plus influents du pays, à l'hôpital Pavlov à Kiev. Mais le problème tient surtout, selon lui, au fait que la psychologie est encore très attachée à l'approche soviétique, qui considère que quiconque souffrant d'un traumatisme ou de stress doit être immédiatement hospitalisé, alors que de nombreux cas n'ont besoin que d'une aide sociale et d'un soutien familial.
Un système primitif
"C'est un système très primitif : laissons les invalides hors de notre vue !", déplore-t-il. "Certaines personnes ont manifestement besoin d'une hospitalisation psychiatrique, mais la plupart demandent simplement un soutien dans leur vie de tous les jours." "Et, bien entendu, il y a tellement de corruption. On donne aux gens n'importe quel médicament car c'est un business. Une structure mafieuse", affirme-t-il. Le stress post-traumatique lié au conflit dans l'Est est, selon lui, une bombe à retardement en Ukraine pour laquelle le gouvernement n'est absolument pas préparé, car il se concentre sur les médecins plutôt que sur l'aide sociale. "Ce sera un problème très grave dans les prochains mois. Lorsque les gens reviennent de la guerre, ils boivent. Et nous avons déjà un problème avec l'alcoolisme", avertit M. Glouzman.
Des bénévoles débordés
Alcoolisme, désordres alimentaires, troubles du sommeil, dépression, les bénévoles de Mme Nazarenko sont débordés. "Beaucoup sont tourmentés par le souvenir des gens qu'ils ont tués. Notre société a du mal à remplacer « homicide » par « détruire l'ennemi » car nous n'avons jamais combattu", explique-t-elle. Il est prématuré, selon elle, de parler de "syndrome d'Afghanistan", les soldats sachant qu'ils se battent "pour défendre notre territoire" et non pour des raisons obscures en terre étrangère. Le programme de développement des Nations unies n'est toutefois pas aussi
optimiste. Il s'active à former des assistants sociaux et à mettre en place des protocoles d'aide aux soldats et aux centaines de milliers de réfugiés qui ont fui les zones de combats.
Les cinq étapes du deuil
"L'Ukraine n'était pas prête pour le traumatisme de cette année", affirme Inita Paulovica, la vice-représentante du programme à Kiev. "Elle est en train de passer par les cinq étapes du deuil. En août, elle était encore dans le déni. Elle vient tout juste d'atteindre la colère. Il y a encore un long chemin avant d'arriver à l'acceptation", résume-t-elle. Mais l'espoir renait parfois. Ouliana Fedoriatchenko évoque ainsi ce très jeune amputé. "Très renfermé, ne parlant jamais à personne, qui un jour (...) a commencé à sourire".
© Burlingham/Fotolia