Omar Sy et François Cluzet dynamitent le box-office avec «Intouchables» (plus de 10 millions d'entrées à ce jour): voilà qui réjouit Alexandre Jollien, le philosophe d'«Éloge de la faiblesse», né handicapé moteur cérébral.
Avec plus de 10 millions de spectateurs en quelques semaines, "Intouchables", d'Eric Toledano et Olivier Nakache avec François Cluzet, Omar Sy et Anne Le Ny est bien parti pour établir le record du box-office 2011. © Afp
Le couple de l'année est donc composé d'un athlétique voyou noir venu d'une banlieue pauvre et d'un riche aristo blanc en chaise roulante. Dans «Intouchables», Omar Sy et François Cluzet triomphent en appliquant un principe vieux comme la comédie : la rencontre de deux types qui n'auraient jamais dû se rencontrer et qui, peu à peu, apprennent à se connaître.
Le film, signé par Olivier Nakache et Eric Toledano, est inspiré d'une histoire vraie (voir le dossier de «TéléObs» du 5 novembre). Il faut croire qu'il réconcilie tous les publics: non seulement un projet de remake aux Etats-Unis est déjà dans les tuyaux, mais avec plus de dix millions de spectateurs à ce jour, le voilà passé devant le «Tintin» animé de Spielberg, et bien parti pour établir le record du box-office 2011. Le philosophe Alexandre Jollien a accepté de le voir pour «le Nouvel Observateur».
Né en 1975 à Sierre (Suisse), ALEXANDRE JOLLIEN souffre d'une infirmité motrice cérébrale qui lui a valu d'être placé, de 3 à 20 ans, dans une institution spécialisée pour handicapés. Philosophe de formation, il donne désormais de nombreuses conférences et a publié plusieurs essais comme «le Métier d'homme», «la Construction de soi» ou «le Philosophe nu». ©DR
Le Nouvel Observateur : «Intouchables» se présente comme une comédie. Vous a-t-elle fait rire?
Alexandre Jollien : Absolument. Mais avant tout par la finesse et la justesse du propos. J'ai ri devant la perfection du ton qui ne tombe jamais dans le pathos ni dans l'humour grinçant. Le rire côtoyait les larmes tant ce film est une invitation à l'acceptation de soi. Sans chichis et avec une simplicité qui me déconcerte.
NO : Le film remporte un succès considérable. Comment analysez-vous ce phénomène?
AJ : Peut-être en ce sens qu'il nous invite précisément à être pleinement ce que l'on est. A mes yeux, la question du handicap est presque secondaire devant la richesse du propos qu'est l'acceptation de la vie telle qu'elle se présente.
NO : Le scénario repose sur la confrontation du handicap physique et du handicap social. Ce dispositif vous semble-t-il légitime?
AJ : Justement, le film évite de tomber dans les préjugés. Il montre qu'il y a quelque chose d'universel dans la précarité de chacun, et la rencontre de ces deux singularités donne tout simplement envie de vivre là où on est.
NO : Certains critiques, dans «Libération» en particulier, ont dénoncé à propos d'«Intouchables» une «dictature de l'émotion comme cache-misère de l'absence totale de pensée»...
AJ : Un film à thèse aurait été selon moi une aberration totale et la simplicité du film ramène à l'expérience plutôt qu'à la théorie, ce qui me réjouit au plus haut point.
NO : Le problème de l'insertion sociale et professionnelle, qui vous tient à coeur, ne semble pourtant traité que très indirectement.
AJ : Je sors du film complètement conquis et je n'ai absolument aucun bémol à formuler. Ce qui m'a le plus séduit, c'est cette invitation à aller au-delà des rôles que la société nous impose.
NO : Vous avez souvent dit que le plus difficile, pour un handicapé, est de subir le regard des autres. En quoi ce film favorise-t-il la «conversion du regard» ?
AJ : L'humour qui s'y déploie est vrai, authentique et libérateur. Il convertit à mon sens le regard et, en cela, il devrait être projeté à des adolescents pour contribuer à mettre fin à de nombreux préjugés, tant ceux qui relèvent du racisme que ceux qui portent sur le handicap.
NO : L'articulation entre la singularité (des individus) et la solidarité (nécessaire au niveau collectif) est au coeur de votre réflexion. L'avez-vous retrouvée au coeur du film ?
AJ : Absolument. La rencontre entre les deux personnages démarre sur le plan professionnel pour envahir tous les champs de la vie. C'est un hymne à l'amitié qui est universel et à promouvoir absolument.
NO : On vous avait destiné à rouler des cigares. Vous êtes désormais reconnu comme philosophe. Dans la réédition de votre «Eloge de la faiblesse» (1), vous expliquez que vos premiers maîtres, avant Socrate, sont les personnes handicapées que vous avez côtoyées pendant dix-sept ans. Que vous ont-elles enseigné ?
AJ : Précisément la simplicité, cette absence totale de rôle, cet amour inconditionnel et cette joie de vivre qui m'a rapproché singulièrement des deux personnages du film.
Propos recueillis par Grégoire Leménager
Source: "le Nouvel Observateur" du 24 novembre 2011.
Reproduit avec l'aimable autorisation du Nouvel Observateur
(1) «Eloge de la faiblesse», par Alexandre Jollien, Marabout, 96 p. 3,90 euros.