« Quand on vit avec un trouble psychique, on nous parle rarement de prévention. » Alors que le dépistage est un pilier de la lutte contre le cancer, il reste largement hors de portée de ce public pourtant particulièrement vulnérable. Les personnes en situation de handicap sont en moyenne deux fois moins dépistées pour un cancer que la population générale (Cancer et handicap : une population en marge des diagnostics) – un écart encore plus marqué chez celles présentant des troubles bipolaires, une schizophrénie, une dépression profonde...
C'est ce que révèle l'étude CAHP (Cancer & handicap psychique), pilotée par la sociologue Anastasia Meidani (CNRS, Université Toulouse-Jean Jaurès), dont les résultats ont été publiés par la Fondation internationale de recherche appliquée sur le handicap (FIRAH) le 20 août 2025. Issue de plusieurs années de travail de terrain, cette enquête inédite met en lumière les angles morts d'un système de soins encore trop cloisonné, entre psychiatrie et oncologie, jalonné par des discriminations et des retards de diagnostic. Lumière sur cet enjeu majeur – sachant que près de 2,5 millions de Français présentent un handicap psychique sévère.
La reconnaissance d'une « vraie maladie »
« Leur pathologie psy, elle les sauve souvent », confie une psychologue. Derrière cette formule se cache un paradoxe : ce qui freine la prévention – un rapport altéré au corps et à la douleur – peut se transformer en ressource une fois le cancer diagnostiqué. La routine imposée par les protocoles de soins aide certains à mieux s'accrocher, tandis que la distance au corps atténue l'angoisse face à la maladie et à la mort. Pour les patients, le cancer est aussi reconnu comme une « vraie maladie », qui les fait « enfin » exister aux yeux des médecins.
Prévention en panne, addictions en toile de fond
C'est l'un des constats les plus alarmants de l'étude : la prévention est quasi absente. La plupart des personnes interrogées n'ont jamais entendu parler de dépistage du cancer par leur médecin. En parallèle, addictions et excès alimentaires s'invitent au quotidien. Tabac, alcool, cannabis, fast-food : des conduites à risque vécues comme des bouées de survie. Comment parler de prévention quand ces consommations représentent « le seul plaisir » d'une vie cabossée ? Les campagnes de santé, pensées pour le grand public, apparaissent totalement hors-sol, pointe l'étude. Les femmes, en revanche, semblent mieux armées : davantage attentives à leur corps, elles adhèrent plus facilement aux protocoles et aux dépistages, notamment via les campagnes autour du cancer du sein.
Soins à deux vitesses et discriminations persistantes
L'étude met également en lumière une médecine à deux vitesses. En priorité, on soigne la psychiatrie, quitte à reléguer le cancer au second plan. Résultat : des diagnostics tardifs, parfois tragiques. À cela s'ajoutent de lourdes inégalités territoriales : un suivi quasi sur-mesure dans certains établissements privés « haut de gamme », contre un parcours chaotique ailleurs. Les personnes vieillissantes avec un handicap psychique cumulent les discriminations : stigmatisées pour leur trouble, puis victimes d'âgisme passé 60 ans. « Prendre soin de ces gens, c'est une bataille de chaque instant », résume une soignante.
Des proches au bord de l'épuisement
Dans l'ombre, les proches. Mères, sœurs, compagnes… les femmes tiennent les premiers rôles. Soutien moral, logistique, financier : un travail de « care » invisible, souvent vécu comme une charge écrasante. Le paradoxe ? Les malades eux-mêmes redoutent par-dessus tout de devenir un fardeau. Entre désir d'autonomie et dépendance imposée, chacun avance sur une ligne de crête fragile.
BD, docu, ateliers : des ressources pour sensibiliser
L'étude ne s'est pas arrêtée au constat, elle a débouché sur des outils concrets : une bande dessinée, un documentaire, un site web ou encore des ateliers. Objectif : informer, sensibiliser et surtout bouger les lignes. Car au-delà des manques et des inégalités, une évidence s'impose : les personnes vivant avec un handicap psychique sont expertes de leur propre vie. Les inclure dans la prévention, l'accompagnement et la pair-aidance, c'est la clé d'une santé plus juste et plus humaine, estiment les chercheurs.
Informer, outiller et transformer
Ces productions ne s'adressent pas seulement aux personnes touchées par un cancer, elles visent également celles vivant avec un trouble psychique, qu'elles soient ou non concernées par la maladie, pour renforcer leurs capacités d'agir ; les professionnels de santé, afin de mieux prendre en compte les spécificités de ces patients ; les proches et aidants, pour comprendre des trajectoires souvent complexes ; mais aussi les associations et décideurs, appelés à intégrer ces enjeux dans les politiques publiques. Une manière de transformer l'essai afin de faire de cette étude un levier de changement, bien au-delà du champ académique.
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