Handicap.fr : On entend dire qu'en matière d'emploi des travailleurs handicapés, tout va mieux depuis la loi handicap de 2005...
Bernard Salengro : Oui, du côté des initiés parisiens et du village de gens bien informés. C'est du discours convenu et pas du vécu. Car, dans la « vraie vie », on est bien loin de ce constat. Il y a de la souffrance, c'est dur. Il ne faut pas se leurrer, le dossier de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), c'est compliqué. Et une fois qu'on a le papier en poche, c'est souvent un repoussoir à l'embauche. Alors, lorsque les officiels et les associations conseillent de signaler la reconnaissance dans les CV, je doute vraiment de ce bienfondé.
H.fr : Pourquoi, êtes-vous aussi catégorique ?
BS : Car lorsque j'enfile la casquette de médecin du travail, j'entends, de la part des employeurs, un tout autre discours. La plupart disent « On n'a pas envie de s'embêter avec cette question ! ». Il faut quand même savoir que la majorité des managers, et surtout de PME, ne veulent pas entendre parler de travailleur handicapé. Ils ont une vision « myopique » de leur entreprise, et leur survie n'est souvent assurée qu'à quelques mois. Alors, leur priorité, c'est de sauver leur boîte. Il n'y a donc rien de spontané dans le fait d'embaucher un travailleur handicapé. Je le répète, la vraie vie, ce n'est pas comme dans les belles brochures sur papier glacé.
H.fr : Et du côté des dirigeants d'entreprises ?
BS : Leur formation sur cette question n'est pas suffisante. Or c'est le sésame. C'est d'ailleurs pour cette raison que notre fédération (qui représente les cadres) mène des actions de sensibilisation dans les écoles de commerce.
H.fr : On dit souvent que les travailleurs handicapés manquent de formation mais on peut apparemment en dire autant des managers !
BS : Evidemment. Il faut agir avant 25 ans, lorsqu'ils sont étudiants et qu'ils ont encore le cerveau souple. Leur faire comprendre que diriger une entreprise c'est avoir un minimum de connaissances de l'environnement juridique (par exemple les lois handicap) mais aussi respecter le fonctionnement humain.
H.fr : Nos futurs dirigeants ne sont donc pas préparés à gérer l'humain ?
BS : Bien sûr que non ! Dans leurs écoles, on y façonne l'individualisme. On leur apprend la compétition, une vraie lutte à mort.
H.fr : Mais, en tant que responsable syndical d'une fédération de cadres, et donc de managers, quel constat faites-vous ?
BS : Que le sujet est encore méconnu sans pour autant être tabou. Selon la loi, la question du handicap doit être abordée dans toutes les NAO (Négociations annuelles obligatoires) mais, dans les faits, elle l'est rarement. Or elle apparait comme transversale dans tous les sujets de négociations : la formation, le maintien dans l'emploi, l'évolution de carrière... De toute façon, en France, contrairement à l'Allemagne, les syndicats peuvent bien siffler dans la clarinette, ça ne change rien. On est loin de la cogestion à l'allemande. Les législateurs multiplient les textes mais ils ne sont pas appliqués.
H.fr : Alors comment convaincre la sphère de l'entreprise que l'embauche d'un travailleur handicapé peut apporter un bénéfice ?
BS : Lorsqu'on met en place une action pour un seul individu, elle bénéficie à l'ensemble des salariés. Ce peut être une rampe d'accès comme un management plus souple. Nos manageurs doivent prendre conscience qu'avec une bonne gestion humaine, on gagne 30 % de productivité !
H.fr : Qu'en est-il de la question du maintien dans l'emploi, sur laquelle vous êtes d'ailleurs intervenu récemment lors d'un forum ouvert organisé par « Entreprises et handicap ». Une préoccupation qui semble émerger dans toutes les bouches...
BS : C'est une obligation des entreprises depuis déjà bien longtemps. Il existe une obligation de reclassement en cas d'inaptitude, mais cette question reste une des faiblesses de la loi de 2005. D'une manière générale, cette loi n'est pas une grande réussite sur la question de l'emploi. Elle privilégie le « projet de vie ». Mais l'un ne va pas sans l'autre...
H.fr : Vous êtes donc également médecin du travail. Dans quel secteur ?
BS : Les entreprises du bâtiment.
H.fr : Evidemment ! C'est l'un des domaines où il y a le plus de « casse » humaine...
BS : Le bâtiment produit du handicap, ça c'est certain ! Et le reclassement est souvent impossible car nous sommes face à un tissu de très petites entreprises, souvent très spécialisées. Evidemment, lorsque je m'adresse aux « présidents », on est sensible à mon discours mais, sur les chantiers, on fait encore trop souvent l'impasse sur la sécurité.
H.fr : Alors comment faire pour que la bonne conscience devienne une réalité ?
BS : Il existe des textes, et les lois sont plutôt bien faites. Il suffit de les faire appliquer.
H.fr : C'est donc à l'Etat de mieux faire son travail ?
BS : Son comportement est scandaleux car il ne fait pas son travail de contrôle des accords entreprises validés par les Direccte (Directions régionales des entreprises). Et il se défausse de ses obligations régaliennes sur l'Agefiph. Cette dernière doit assumer de plus en plus de responsabilités alors que son budget ne cesse de diminuer (je rappelle que, dans un monde idéal, l'Agefiph est appelée à disparaître puisque son budget provient des cotisations des entreprises qui n'embauchent pas de travailleurs handicapés). Alourdir les dépenses pérennes d'un système qui est provisoire, il faut être énarque pour inventer un truc pareil ! Le conseil d'administration de l'Agefiph et le CNCPH (Conseil national consultatif des personnes handicapées) ont évidemment voté contre ce désengagement aberrant mais l'Etat nous a répondu par un joli bras d'honneur !
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" Agir lorsque nos managers ont encore le cerveau souple ! "
Double casquette pour Bernard Salengro, à la fois médecin du travail et syndicaliste. L'emploi des personnes handicapées, c'est son credo. Mais entre les discours des initiés et la réalité, c'est le grand écart ! Un constat sans langue de bois.