Par Peter Stebbings avec Lan Lianchao
Le football est une libération pour ces joueurs de l'équipe de la province du Jiangsu, occupés le reste du temps dans des salons de massage, la profession quasi-incontournable des non-voyants dans l'empire du Milieu.
Cantonnés aux massages
Chen Shanyong, star paralympique de l'équipe, est propriétaire d'un salon, dont la vitrine le montre arborant fièrement une médaille. Son coéquipier, Chen Kaihua, une armoire à glace qui a perdu ses yeux tout petit à la suite d'une maladie inconnue, possède, lui aussi, un salon de massage. Et les autres membres de l'équipe sont soit masseurs soit en passe de le devenir. "Nous sommes cantonnés aux massages et avons peu de contacts avec le monde extérieur", témoigne Chen Shanyong, 31 ans, occupé à pétrir le dos d'un client dans son salon de la ville de Nantong. Autant dire que le foot, notamment un prochain tournoi national d'équipes d'aveugles, est un besoin vital pour ces joueurs, leur apportant estime de soi, camaraderie et une échappatoire à la routine professionnelle. "Ils ne peuvent se déplacer librement à cause de leur handicap et n'ont guère d'autres chances de connaître le monde", relève leur entraîneur, le très paternel Cheng Xuefeng, avant de superviser un entraînement.
17 millions de non ou mal-voyants
La Chine compte au moins 17 millions de non ou mal-voyants, sur une population totale de 1,4 milliard d'habitants, selon les chiffres de la Fédération nationale des handicapés. Comme dans de nombreux pays, les débouchés professionnels ne sont pas légion pour les non-voyants. "Je ne pouvais pas aller dans une école normale quand j'étais jeune, j'étais seul et introverti", raconte M. Chen, qui a décroché l'argent lors des Jeux paralympiques de Pékin en 2008. Selon lui, environ 90% des aveugles qui travaillent en Chine sont masseurs. Compte tenu de leur niveau éducatif généralement faible, les autres sont soit accordeurs de pianos, soit diseurs de bonne aventure. "En général, les aveugles le sont depuis l'enfance, nous sommes donc plus sensibles au toucher et à l'audition", explique-t-il.
Si les salons de massage servent parfois de couverture à des maisons de passe, ce n'est pas le cas des masseurs aveugles qui sont respectés et peuvent gagner jusqu'à 6 000 yuans (760 euros) par mois dans les provinces riches, affirme M. Chen. Cela reste inférieur au salaire moyen dans ces régions mais c'est toujours mieux qu'attendre les aides de l'Etat et plus valorisant, dit-il. Le masseur-footballeur, qui a voyagé en Asie et en Europe avec l'équipe nationale, assure que les attitudes changent et que la technologie simplifie la vie des aveugles, notamment les paiements électroniques ou les réservations de taxi en ligne.
Elargir les horizons
Sur le terrain, l'équipe du Jiangsu se divise en deux, cinq joueurs de chaque côté, avec deux voyants qui gardent les buts. Les joueurs portent des bandeaux noirs pour assurer une stricte égalité, leur degré de cécité pouvant varier. Le ballon sonorisé rebondit sur le petit terrain entouré de barrières qui permettent aux joueurs de se repérer. Ce n'est qu'un entraînement mais on ne se fait pas de quartier. Chen Kaihua, l'armoire à glace, a le poignet entouré d'un gros bandage, séquelle d'une récente collision sur le terrain. Chen Shanyong, le champion paralympique, a eu le nez cassé à trois reprises. Mais le jeu en vaut la chandelle. "Dès qu'ils rejoignent l'équipe, ils prennent confiance en eux et peuvent découvrir le monde", se félicite leur entraîneur. "Les matchs ont lieu dans tout le pays, cela élargit leur horizon et ils se font des amis". "Et puis surtout, ils adorent le football !"
Photo d'illustration générale : Wikipedia