1964: un ex-officier de marine quitte tout pour s'installer avec deux personnes handicapées mentales dans un village picard. 50 ans plus tard, le Canadien Jean Vanier, 86 ans, y vit toujours et son oeuvre, L'Arche, hymne à la "liberté des fous", continue d'essaimer dans le monde entier.
Une grande fête à Paris
Samedi 27 septembre 2014, L'Arche célèbre son jubilé par une journée de rassemblement à Paris, avec une "marche festive" depuis l'Hôtel de ville puis une "grande fête" à 15H00 place de la République, où sont attendues 4 000 à 5 000 personnes. Parmi elles beaucoup d'anonymes, handicapés ou non, et quelques célébrités comme le chanteur Grégoire ou Philippe Pozzo di Borgo,
l'inspirateur du film "Intouchables". Jean Vanier pourra mesurer le chemin parcouru depuis la fondation à Trosly, village en lisière de la forêt de Compiègne, du premier foyer de L'Arche. L'organisation compte aujourd'hui 150 communautés dans 35 pays, accueillant environ 4 000 personnes déficientes mentales.
Spécialiste du bonheur
Comment un docteur en philosophie spécialiste du bonheur chez Aristote, engagé à 13 ans dans la Marine royale canadienne, fils d'un haut diplomate, en est-il venu à s'installer à l'été 64 dans une petite maison de l'Oise sans commodités avec deux personnes handicapées mentales? "That's the question..." répète ce colosse à la poignée de main aussi ferme que son sourire est doux et son verbe paisible, relevé en français d'une pointe d'accent anglophone.
« Suivre Jésus »
"J'avais visité près de Paris une institution psychiatrique épouvantable, où régnait la violence, l'enfermement. La seule chose que j'ai faite, c'est d'en sortir deux résidents qui n'avaient pas de famille. On a commencé à vivre ensemble, sans plan. J'accepte l'idée que c'était fou", dit à l'AFP celui qui, déjà, avait quitté la marine sans but précis, sinon celui de "suivre Jésus". Confusément, Jean Vanier sent qu'il peut avoir confiance dans son aventure, et l'histoire va lui donner raison. La solidarité locale s'organise même si, un temps, Trosly craint de devenir "le village des fous" et le dit bruyamment, jusqu'en préfecture. L'Arche grandit dans le sillage des retraites spirituelles que son fondateur anime, des ouvrages qu'il publie, des conférences qu'il donne à travers le monde. Des communautés ouvrent en Inde (1970), en Côte-d'Ivoire en 1974, en Haïti l'année suivante...
Partager le pain et devenir l'ami
Chaque foyer comprend une demi-douzaine de personnes avec un handicap mental et presque autant d'"assistants" valides - en France, des salariés ou de jeunes volontaires en service civique. Tous vivent, parfois travaillent, et surtout prennent leurs repas en commun. "L'Arche n'est pas une institution où l'on s'occupe de personnes, on est là pour partager le pain, devenir l'ami, le copain, justement, rire ensemble", dit Jean Vanier. D'où l'importance des fêtes et célébrations, qui rythment la vie des foyers.
'Tyrannie de la normalité'
"A L'Arche, on commence par vouloir faire du bien, et on finit par se dire que ce sont les personnes avec un handicap qui vous changent, qui vous apportent une autre vision de la vie, de l'humanité", souligne le vieil homme, convaincu que "les plus rejetés sont ceux qui nous guérissent si on veut bien entrer en relation avec eux". Hélas, "notre société ne veut surtout pas de la liberté des fous - quand je dis fou, c'est avec respect bien sûr", ajoute celui qui redoute au contraire la "tyrannie de la normalité". Son message, Jean Vanier l'inscrit bien davantage dans un "humanisme universel" que dans une stricte dimension catholique. Ses relations avec Rome n'ont du reste pas été immédiatement chaleureuses, en raison de son engagement oecuménique et en faveur du dialogue interreligieux. Les choses ont bien changé pour le Canadien, reçu à bras ouverts par les papes Jean-Paul II et François, connu voire populaire bien au-delà de l'Eglise.
Des étoiles dans les yeux
Même l'écrivain agnostique Emmanuel Carrère parle de L'Arche dans son roman-événement de la rentrée ("Le Royaume", POL). Il est venu en visite à Trosly avec scepticisme puis a écrit, après y avoir vécu la joie d'une jeune fille trisomique et de ceux qui l'entouraient: "Je suis bien forcé d'admettre que ce jour-là, un instant, j'ai entrevu ce qu'est le Royaume." Jean Vanier n'en revient pas. "Certains disent « oui, bon, L'Arche, c'est gentil ». Emmanuel Carrère fait partie de ceux qui ont été touchés. Il a compris qu'il y avait un mystère derrière tout cela", dit-il, des étoiles dans les yeux.