Depuis mars 2020, le décompte est implacable. Nombre de contaminés, d'admis en réa, de morts… Un bilan comptable, précis, facile à évaluer. Mais, depuis quelques semaines, une autre menace se fait sentir, qu'il est encore impossible de chiffrer : l'impact de cette crise sanitaire sans précédent sur notre santé mentale. Le 29 octobre 2020, une tribune publiée sur Regards.fr, signée par plus de 500 personnalités titrait « Le remède sera pire que le mal », évoquant les conséquences économiques, sociales mais également sur l'équilibre psychique des Français. Alors que la planète tourne depuis des mois au ralenti sur son orbite Covid, cette menace a commencé à déferler dans la sphère médiatique. Depuis l'annonce du reconfinement, pas un seul jour sans qu'un baromètre, une enquête, un rapport ne soit publié à ce sujet. Le virus qui se profile désormais s'appelle anxiété, sidération, fatigue, insomnie, colère, addiction, burnout, tentatives de suicide… Ou encore dépression, cette « maladie du lien ».
Le gouvernement conscient du risque
Le gouvernement, celui-là même qui prend des décisions drastiques de plus en plus décriées, fait lui aussi ce constat, rappelant que 20 000 appels étaient passés chaque jour au numéro vert d'aide psychologique mis en place. Lors de son allocution du 24 novembre, Emmanuel Macron a mentionné les « conséquences à long terme liées au virus », et notamment sur la santé mentale, exigeant de se pencher sur une stratégie pour prendre en compte les conséquences psychologiques de la pandémie et des différents confinements. Quelques jours plus tôt, le 18 novembre 2020, Olivier Véran, ministre de la Santé, avait déclaré : « Nous voulons à tout prix éviter une troisième vague, qui serait celle de la santé mentale ».
Un cri d'alarme
Le 3 décembre, cinq personnalités de la psychiatrie, Rachel Bocher, Marion Leboyer, Serge Hefez et Marie-Rose Moro mais aussi la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, ont décidé de le prendre au mot pour, « d'une même voix, demander les mesures d'urgence qui s'imposent ». Face à cette détresse observée au quotidien, ils « s'époumonent à lancer un cri d'alarme », selon Serge Hefez, exigeant des « solutions à court et plus long terme » pour cet « enjeu de santé publique qui doit s'imposer, plus que jamais, comme une priorité nationale ». Un même constat fait dans le monde entier ! Selon lui, « la crise sanitaire et sociale, qui a récemment rencontré la crise terroriste, a déchiré le lien social, entraînant une grande paranoïa », avec des conséquences délétères qu'il est encore impossible de quantifier. Cette pandémie « induit un ensemble d'événements négatifs qui mettent en jeu les capacités de résilience collectives et individuelles autant qu'ils révèlent des vulnérabilités en particulier psychiques », observe à son tour l'Académie nationale de médecine. Serait-on allé trop loin dans les mesures de confinement ? Serge Hefez remarque une « vision très compartimentée qui s'est beaucoup concentrée sur la santé physique, au détriment de la santé mentale ». En 2019, 12 millions de Français étaient touchés par une maladie psychiatrique sévère (troubles anxieux, dépressions, suicides, schizophrénies, troubles du spectre de l'autisme). « Demain, combien seront-ils ? », interpellent les cinq intervenants lors d'une conférence de presse qui, « une fois n'est pas coutume sur un tel sujet réunit un nombre important de journaliste, une quarantaine », s'étonne Marion Leboyer, directrice de la fondation FondaMental. C'est dire l'extrême importance de cet enjeu…
Tous concernés
Seniors, jeunes enfants, étudiants, salariés, familles en situation de précarité… tous les âges et profils seraient concernés. « Les professionnels alertent sur la gravité de la situation par exemple sur les bébés et tout-petits, témoigne Marie-Rose Moro, pédopsychiatre. Des effets directs aujourd'hui mais aussi dans leur développement futur car cette situation modifie leur relation sociale et leurs apprentissages. » Des enfants atteints de phobie scolaire, des ados addicts aux jeux vidéo, des étudiants se sentant enfermés dans ce tunnel, avec une recrudescence de troubles du comportement ou alimentaires. Selon une enquête menée par l'Observatoire de la vie étudiante (OVE), un étudiant sur trois a manifesté les signes d'une détresse psychologique. « Pour les enfants migrants et précaires, qui n'ont pas les conditions favorables pour résister, la douleur est encore plus grande », poursuit Marie-Rose Moro. Dans les Ehpad, l'isolement des personnes âgées devient « totalement incompréhensible », selon Serge Hefez, et ses conséquences délétères, qui amènent à des « glissements catastrophiques » sont désormais dénoncées. « Ce lien coupé est largement plus pernicieux sur le plan de la santé mentale que le fait d'être touché par le virus », poursuit-il. Les femmes sont, elles aussi, considérées plus à risque, selon Santé publique France, car elles doivent gérer leur emploi, leurs enfants, leur famille et font parfois face à une recrudescence des violences conjugales. Sont également en première ligne les patients contaminés par le virus qui, selon l'Académie nationale de médecine, pour au moins 20 % d'entre eux, portent des séquelles psychiques : « Les « perturbations neuro-inflammatoires provoquées par le virus pourraient en être l'un des déterminants et également altérer plus tard la qualité du vieillissement cérébral » (article en lien ci-dessous).
« Ce n'est qu'un début » ?
« La mortalité liée au Covid est somme toute assez faible mais l'imaginaire collectif autour de la mort crée une anxiété maximale, observe Cynthia Fleury. La société est baignée d'incertitudes, et l'un des grands marqueurs de la santé mentale, c'est la tolérance au risque », qui est aujourd'hui largement ébranlée… « Et ce n'est qu'un début », préviennent les intervenants. En effet, si, lors du premier confinement, l'effet de sidération, sorte de « parenthèse », était assez inédit, le second inscrit la crise dans la durée, sans qu'elle ne puisse être forcément réglée par l'arrivée d'un vaccin. Les conséquences économiques (chômage, faillites, précarité…) font peser une menace à long terme. Les associations œuvrant dans la précarité tirent déjà la sonnette d'alarme. « Trop de personnes ont déjà tout perdu, et l'aggravation de la pauvreté des familles désespérées entraîne la dégradation de leur état psychologique et l'émergence de pathologies multiples », observe France assos santé. Selon Santé publique France, le pourcentage de Français présentant un état dépressif a presque doublé entre fin septembre (11 %) et début novembre (21 %). « Cette situation est confirmée par des études internationales », atteste Marion Leboyer.
Des actions urgentes
Si ce tableau n'est guère encourageant, des solutions existent. Il faut cependant passer en « mode action », avec des mesures « simples, efficaces, rapides à mettre en œuvre et peu coûteuses au regard des enjeux », selon les cinq professionnels. Ce sont notamment la mise en œuvre de campagnes d'information et de destigmatisation nationales -car « il est encore compliqué aujourd'hui de dire qu'on a une maladie psychique », constate Marion Leboyer-, le déploiement immédiat de plateformes d'information et d'aide pour prendre en charge les nouveaux patients, la mise à disposition d'outils d'autodiagnostic ou encore le renforcement des structures d'écoute et de soins psychiatriques avec des consultations dédiées Covid-Psy au sein des hôpitaux.
Tout un système à soigner
Au-delà de ces urgences, c'est tout un système qu'il faut « soigner ». Depuis quinze ans, une succession de rapports fait le même constat : une psychiatrie sous-dotée et au bord de l'implosion. Bien avant cette pandémie, la santé mentale était déjà le parent pauvre des politiques de santé publique en France, « elle a été complétement déshabillée », s'indigne Serge Hefez. En temps ordinaire, il déplore des délais d'attente de six mois à un an pour les CMP (Centres médico-psychologique). « Le tri des patients, on connaît depuis longtemps dans nos centres spécialisés, poursuit-il, et, parfois, nous devons nous demander quel enfant nous allons soigner. » La crise sanitaire en cours donne une nouvelle preuve des défaillances d'un système qui sera bien incapable de répondre à l'afflux de patients en souffrance.
Une refonte en profondeur
Pour mener cette « refonte globale », dans la durée, pourquoi pas un « Matignon de la psychiatrie » à l'instar du « Grenelle des violences conjugales » qui a mobilisé le pays fin 2019 (article en lien ci-dessous) ? Objectif ? Lancer une mission interministérielle placée sous l'autorité du Premier ministre pour préparer, avant l'été 2021, un projet de loi psychiatrie et santé mentale qui serait inscrit dans le PLFSS 2022. Il permettrait d'améliorer la lisibilité des parcours de soins, de proposer des soins de proximité pour tous, sans dépassement ni délai d'attente, de soutenir la prévention et le repérage précoce et de consacrer des moyens dédiés à la recherche dans ce domaine. « On a réinventé le télétravail et la recherche sur les vaccins, alors pourquoi pas réinventer et redoter la psychiatrie », encourage Marion Leboyer. « Cette crise offre l'occasion de repenser cette question. Les rapports et constats, ça suffit. Il faut agir, il est temps ! », conclut-elle.
Où trouver de l'aide ?
Face à ce fléau attendu, de nombreuses actions voient le jour pour accompagner les personnes en proie à une détresse psychologique. Quelques exemples ? CovidEcoute, plateforme lancée lors du premier confinement par FondaMental, qui a répondu à 50 000 personnes depuis mars, a repris du service et propose à nouveau des téléconsultations et des ressources gratuites. Un annuaire de praticiens, disponible sur son site, permet à chaque internaute de contacter directement celui de son choix. A Strasbourg, les hôpitaux universitaires réactivent la cellule de soutien psychologique CoviEcoute 67. De son côté, l'association Psychodon met en ligne sur son site tous les numéros à l'écoute des malades, personnels soignants, Ehpad. Le Fil santé jeune, plateforme téléphonique et chat d'écoute, soutient les jeunes (12-25 ans) et les oriente vers des structures de proximité. Quant à la Croix-Rouge française, elle renforce son dispositif exceptionnel, « Croix-Rouge chez vous », un numéro unique (09 70 28 30 00) qui propose une écoute aux personnes isolées. La HAS (Haute autorité de santé) publie à son tour des directives pour les personnes souffrant d'un trouble psychique, avec un enjeu de continuité de la prise en charge mais aussi de repérage des personnes lors de cette nouvelle phase. L'Académie nationale de médecine se saisit également du sujet en livrant ses conseils pour faire face. En cas d'idées noires, le 15 reste un interlocuteur privilégié.