De la surdité à l'innovation : le parcours d'Olivier Jeannel

Privé d'audition à 2 ans, Olivier Jeannel a transformé ce handicap en moteur. En 2014, il crée Rogervoice, une appli qui sous-titre les appels en temps réel pour les personnes sourdes et malentendantes. Interview d'un entrepreneur visionnaire.

• Par

À l'âge de deux ans, Olivier Jeannel perd l'audition. Quatre décennies plus tard, les causes de son handicap demeurent inconnues. Lui, en revanche est devenu un entrepreneur reconnu. Après des études à Berkeley (États-Unis) et Sciences Po (France) et quelques projets avortés, l'heure de la consécration « sonne » en 2014 avec Rogervoice, application pionnière qui sous-titre les appels en temps réel. Disponible dans 52 pays et plus de 100 langues, elle ouvre enfin l'accès à la conversation téléphonique aux personnes sourdes et malentendantes. À l'occasion de la Journée mondiale des sourds, le 27 septembre 2025, Olivier Jeannel revient, pour Handicap.fr, sur son parcours singulier et la genèse de cette innovation.

Handicap.fr : Quel impact votre surdité a-t-elle eu sur votre jeunesse ?
Olivier Jeannel :
Mes parents ont été très actifs dès les premiers symptômes et j'ai porté mes premiers appareils auditifs assez tôt. Entouré de mes frères et sœurs je n'avais pas le sentiment d'être différent, j'oubliais presque que je portais des appareils. C'est évidemment à l'école que je me rendais compte que je ne participais pas de la même manière aux jeux ou aux activités. Curieusement je n'en ai jamais gardé un mauvais souvenir : j'ai vécu une enfance heureuse à Los Angeles (États-Unis). J'ai le souvenir de professeurs bienveillants, d'amis sympas, de weekends en famille à la plage ou à la montagne. 

H.fr : Dans votre jeunesse, quelles ont été vos principales difficultés et vos plus grandes forces ?
OJ :
J'étais un élève assez perdu, je passais complètement à côté des chansons en classe, des règles des jeux et des exercices à faire. Je me souviens avoir parfaitement compris la règle des « inférieurs » ou « supérieurs » en maths (> et <), mais à l'envers, avec un beau score de zéro. Ma mère devait s'organiser auprès des profs pour noter les devoirs à faire à la maison. Je lui dois énormément.

Ma plus grande force a été un esprit de défiance et d'optimisme sans faille. Je n'avais pas peur et j'aimais l'aventure. Et puis la littérature m'a sauvée. J'ai appris à lire assez tardivement mais ce fut un bouleversement : je bouquinais sans cesse, dévorant aussi bien les bandes dessinées françaises que les livres en anglais de Roald Dahl, les aventures de Sherlock Holmes, les contes du roi Arthur et les douze travaux d'Héraclès. 

H.fr : Quel a été le déclic qui vous a poussé à créer Rogervoice ?
OJ :
J'avais attrapé le virus de l'entrepreneuriat à l'ère des dot-com sur le campus de Berkeley et j'étais sans cesse à l'affût du « next big thing » (ndlr : la prochaine grande innovation). Les tentatives infructueuses me donnaient encore plus envie de trouver LA chose qui allait enfin prendre. En voyant un ami faire une dictée vocale parfaite sur son portable, j'ai trouvé ça fabuleux de voir des mots se matérialiser instantanément sur un écran. C'est là que j'ai compris qu'il existait enfin un moyen de m'attaquer à cette bête noire : cette voix au bout du fil, invisible et incompréhensible, qui me privait d'autonomie et m'excluait des conférences téléphoniques, des démarches administratives, etc. L'adoption croissante des smartphones et la montée en puissance de l'intelligence artificielle allait changer la donne.

H.fr : Comment avez-vous vécu les premières réactions face à votre projet (soutiens, scepticismes, encouragements) ?
OJ : Mon père me disait saute, tu rempliras la piscine à la descente ! En poste chez Orange, j'ai présenté mon projet à mes patrons qui étaient assez pris par l'idée et me soutenaient. Mais l'écosystème interne était encore loin de l'accompagnement libre nécessaire au développement d'un tel projet. A ce moment-là, à Paris, les premiers accélérateurs nourris à la culture startup commençaient à émerger. Je me souviens de mes premiers rendez-vous avec Alizée Lozac'hmeur et Oussama Amar comme si c'était hier, et je fus accompagné dès le début de leurs structures (respectivement Makesense et The Family). Avec la bénédiction de mes managers et une rupture conventionnelle en guise de premier financement (je trouve ce système français incroyable) je me suis mis à mon compte en 2014.

H.fr : Quelle a été la plus grande difficulté technique à surmonter pour faire fonctionner Rogervoice en temps réel ?
OJ :
Lorsque la voix transite par le réseau téléphonique, elle passe par une bande passante réduite, qui résulte en un audio « dégradé » qui sort au bout du fil. Il est plus facile de traiter la voix en mode dictée, que de traiter la voix qui a transité par le téléphone. Il a fallu trouver une solution à cela, un défi qui a nécessité beaucoup de recherches et mobilisé de nombreuses personnes. Au-delà du défi technique, il fallait aussi m'entourer d'une équipe ! Car tout était à faire : les premiers prototypes, le design de l'interface, le développement mobile, les démonstrations, les campagnes de communication, le financement … et tout cela dans la durée et en gardant la cadence. 

H.fr : Comment réagissent les utilisateurs sourds ou malentendants lorsqu'ils passent leur premier appel sous-titré ?
OJ :
Un étonnement d'abord, quand ils voient que c'est simple, rapide, ça marche quoi ! Puis il faut s'habituer à « lire » un appel : il y a ce côté un peu magique, un peu déroutant au début, quand on voit les paroles apparaître sur l'écran. C'est tout aussi émouvant pour les proches qui s'étonnent de recevoir un appel de la part d'un parent ou d'un enfant qui n'appelle jamais et se demandent s'il y a un souci. C'est cliché mais la phrase qui nous revient le plus souvent est : « Ça m'a changé la vie ».

Avec l'usage, nos utilisateurs se rendent compte des possibilités qui viennent avec la téléphonie, de la transformation que ça représente. Pour une « vieille technologie », le téléphone reste un outil puissant et sous-estimé du quotidien.

H.fr : Rogervoice change-t-elle aussi la vie des proches et des interlocuteurs ?
OJ :
Tout ce qui permet aux personnes en situation de handicap d'être plus autonomes, « libère » aussi les proches, les collègues, les aidants, etc. L'économie de la dépendance est un vaste sujet.

H.fr : Si vous deviez résumer votre parcours professionnel en une métaphore, quelle serait-elle ?
OJ :
Les douze travaux d'Héraclès.

H.fr : En dehors de la technologie, qu'est-ce qui vous passionne, vous ressource ?
OJ :
Partager des moments en famille et pratiquer des sports outdoor : vélo, ski de randonnée, natation, kite, surf…

Ce qui me motive à la longue est un sens du devoir accompli jusqu'au bout. Rogervoice ne s'arrête pas à une solution technologique. C'est aussi une mission sociétale, des prises de conscience, des politiques à transformer… 

H.fr : Selon vous, que sous-estime encore la société française à propos de la surdité ?
OJ :
En moyenne, on passe cinq ans à reconnaître une baisse de l'audition, et encore quelques années avant d'aller voir un ORL, et plus encore avant de s'équiper d'un appareil auditif et autres solutions. Sachant que seul un tiers des personnes concernées s'équipent. Il y a un énorme complexe, une forme de déni autour de l'audition qui n'existe pas avec la vue ou la mobilité par exemple. Et il faut en parler !

Des phrases comme « déficience auditive » ou « souffre de surdité » ne font que renforcer la médicalisation et l'appréhension du sujet. Et s'il était normal de parler de son audition, sans a priori ? 

H.fr : Comment imaginez-vous le téléphone et la communication dans 10 ans ?
OJ :
Que les gens ne s'étonnent plus que le téléphone puisse sous-titrer les appels. Que ce soit aussi courant que les sous-titres à la télé et qu'on puisse trouver ça cool de sous-titrer ses appels. Et cela passe par une communication plus étendue !

© Bpifrance (modifié par Handicap.fr)

Portrait d'Olivier Jeannel à gauche du logo de Rogervoice.
Partager sur :
  • LinkedIn
  • Facebook
  • Blue sky
  • Twitter
"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par Cassandre Rogeret, journaliste Handicap.fr"
Commentaires0 Réagissez à cet article

Thèmes :

 
0 commentaire

Rappel :

  • Merci de bien vouloir éviter les messages diffamatoires, insultants, tendancieux...
  • Pour les questions personnelles générales, prenez contact avec nos assistants
  • Avant d'être affiché, votre message devra être validé via un mail que vous recevrez.