« Et puis il y a Steve. Steve ne se déplace pas seul, il faut le pousser. […] Steve ne fait pratiquement rien tout seul mais ce qu'il fait est épatant. Avec un pied, il arrive à avancer, ou plutôt à reculer. Quand il veut une petite cuillère, il va la chercher… Il l'attrape avec les dents. D'autres, qui sont "juste" handicapés des jambes la demandent, cette putain de cuillère. » Le regard est tranchant, affirmé. Sylvère Jouin, alias Le Cil Vert, a animé six séjours de vacances pour personnes handicapées moteur ou/et déficientes intellectuelles peu après la fin de ses études d'ingénieur, il y a dix ans, avant de se consacrer entièrement au dessin. Sans formation, lui-même sujet à de grosses crises d'angoisses, Sylvère découvre le monde du handicap avec ses a priori et « la peur de devenir (lui) aussi un de ces vacanciers ». En parallèle, sa mère s'impatiente et ne peut s'empêcher de lui demander : « Tu ne crois pas que tu devrais trouver un vrai travail ? ». D'où le titre de son dernier album de BD, sorti le 19 août 2015 : Un faux boulot.
Le rapport à la norme
Autobiographique – « sur les séjours, tout est vrai » -, l'ouvrage raconte les péripéties de l'alter ego de l'auteur, Jean, mais traite aussi des fêlures entraînées par la famille. Le tout, distillé avec beaucoup d'autodérision et de sincérité. « J'aime faire marrer le lecteur et qu'à la page suivante il se prenne une claque », sourit Sylvère. Surtout, son travail parle de norme et de normalité. De nombreux vacanciers se sont un jour retrouvés dans la norme avant de sombrer, parfois dans l'alcool. Le personnage de Bertrand, dans la BD, illustre cette descente aux enfers : père, serveur dans un bar à Paris, un terrible accident à une semaine de son mariage, la mort de sa future femme et de son enfant, une bouteille de whisky, puis deux… Mais a-t-il quitté la norme pour autant ? « Ces séjours m'ont appris que lorsque l'on se met à la place de l'autre, on a une autre vision », insiste l'auteur.
Chacun a ses failles
Si toutes les histoires des personnes qu'il a rencontrées ne sont pas issues de contes de fées, Sylvère n'en oublie pas moins que certaines demeurent « extraordinaires », comme Steve évoqué au début de cet article. Pourquoi, alors, décider d'arrêter ? « Ma dernière expérience en tant qu'animateur a été super dure. On n'avait peu de moyens humains, on sortait rarement du centre… Et puis, à ce moment-là, j'avais peur de ne plus m'occuper de ces personnes, mais juste de les déplacer. Je craignais de ne plus être à la hauteur. » Avec le recul, il fait le constat « qu'à un certain niveau, on est tous handicapés ». En effet, Jean est maladroit, impulsif, angoissé… Mais il reste humain, comme les vacanciers qu'il accompagne. Pourtant, lorsqu'on demande à Sylvère si Le Cil Vert redessinera un jour sur le handicap, il dit ne pas fermer la porte, en admettant être intéressé par le thème… de la différence !