Par Marie-Pierre Ferey
"Les journalistes peuvent mettre leur bandeau". Le 29 janvier 2019, la Fédération des aveugles et amblyopes de France a choisi de plonger l'auditoire dans le noir pour la présentation de son traditionnel calendrier destiné à combattre "le regard social" posé sur le handicap. Une conférence de presse inédite qui s'est déroulée au musée du quai Branly, particulièrement engagé en faveur du handicap.
Harcèlement moral en entreprise
"Le regard social pèse d'un poids considérable", a témoigné Pascale Casanova Franck, la plus grande championne de ski non-voyante française avec onze médailles olympiques et quatre titres de championne du monde. Ce n'est pas dans le ski de compétition qu'elle a le plus souffert de ce regard sur le handicap mais dans son métier de cadre d'une grande entreprise. "J'ai été victime de harcèlement moral de la part de mon chef, qui estimait que je ne pouvais pas faire mon travail à cause de mon handicap", raconte celle qui dévalait les pistes à 110 km/h.
Cacher son handicap : dernier recours ?
Ludovic Petitdemange, chercheur en mathématiques et astronomie, préfère, quant à lui, cacher son handicap à l'université où il enseigne, de peur qu'on lui interdise d'exercer. "Je n'ai pas de problème dans mon métier mais je sais que si je dis que je ne vois pas, on risque de me juger incapable d'enseigner, a-t-il expliqué. Un jour, l'un de mes supérieurs a fini par le découvrir et il m'a avoué : "Mais pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ? Je ne t'aurais évidemment pas embauché !" Ce chercheur au laboratoire d'étude du rayonnement de la matière en astrophysique souligne le paradoxe entre "des métiers accessibles mais des études qui ne le sont pas". Spécialiste de mathématiques fondamentales, il a aujourd'hui les outils numériques dont il a besoin. Mais enfant, en sixième, il avait dû rejoindre l'Institut national des jeunes aveugles (INJA), faute de matériel adapté dans son collège.
Inclusion scolaire aux forceps
"L'inclusion scolaire se fait aujourd'hui aux forceps, regrette-t-il. La société se prive de nombreux talents. Je rêve d'un Stephen Hawking français…", ce physicien britannique souffrant d'une sclérose latérale amyotrophique (SLA), célèbre pour ses travaux en cosmologie et gravité quantique. "En France, vous aurez beau dire quelque chose d'ultra intelligent, si vous êtes aveugle, on ne vous écoutera pas", poursuit-il.
Un calendrier provocateur pour interpeller
Pascale Casanova et Ludovic Petitdemange figurent parmi les douze personnalités malvoyantes du calendrier de la Fédération nationale des aveugles, intitulé "Que voyez-vous ?" "Voyez-vous des personnes tristes, râleuses, pessimistes ? interroge le président de la Fédération des aveugles, Vincent Michel. Pas du tout car chacune d'elles a relevé le défi de vivre sa vie. Alors oui, on a des difficultés quand on est aveugle mais nous n'allons pas aller sur les ronds-points avec des cannes blanches, ironise-t-il, on a choisi d'interpeller la société à travers ce calendrier, certes, un tantinet provocateur ", réalisé depuis neuf ans à l'intention des décideurs. Au fil des pages sont ainsi apostrophés Emmanuel Macron (sur l'application des lois sur le handicap) ou le ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer ("L'école inclusive n'est pour l'instant qu'un simple slogan").
La culture loin d'être accessible ?
Dans le passé, certains se sont piqués au jeu, comme Michel Édouard Leclerc, engagé sur l'accès au travail des personnes handicapées dans son groupe de distribution après avoir été "interpellé" dans le calendrier en 2018. "J'attends toujours qu'un ministre de la Culture s'empare de la question de la lecture", s'impatiente le président de la Fédération, lui-même grand lecteur. "8% de livres accessibles aux aveugles, cela veut dire 92% qui ne le sont pas, et c'est inacceptable." La question de l'école dite "inclusive", où les jeunes handicapés suivent un cursus normal, est au cœur du combat des associations. Vincent Michel évoque "des manuels adaptés qui arrivent avec plusieurs mois de retard après la rentrée". Quant à Ludovic Petitdemange, il ne croit pas aux auxiliaires de vie scolaire, qui accompagnent parfois l'enfant aveugle pour la prise de notes en classe. "Cela l'isole de ses camarades, ce n'est pas une solution".
Le 31 janvier, l'intersyndicale des Instituts nationaux de jeunes sourds et de jeunes aveugles et les parents d'élèves appellent à un rassemblement devant l'Assemblée nationale pour réclamer une concertation sur les besoins des jeunes élèves handicapés.