Handicap.fr : Après "C'est la vie" et "Les émotifs anonymes", c'est une fois encore la fragilité qui a inspiré votre scénario...
Jean-Pierre Améris : J'aime raconter l'histoire de personnes emprisonnées ou mises à l'écart. L'un de mes films préférés, c'est "Elephant man". Je suis un angoissé pathologique, d'une timidité maladive, et c'est d'ailleurs certainement pour cette raison que j'ai choisi de me plonger dans le noir d'une salle de cinéma. Je réalise donc des films sur des sujets durs, qui font peur, mais en faisant toujours en sorte d'en tirer quelque chose de positif. Je suis attiré par les lieux où l'on souffre et j'y vois de la vie et de la force. A travers mes films, j'ai la soif de convaincre que tout est possible !
H.fr : Marie Heurtin est un peu l'Helen Keller française...
JPA : Lorsque j'étais ado, j'ai vu le film d'Arthur Penn, "Miracle en Alabama", qui relate l'histoire de cette jeune américaine sourde-aveugle. J'en ai été bouleversé. En 2000, l'idée m'a traversé de faire une pièce sur cette gloire mondiale mais les droits d'adaptation étaient prohibitifs ! Je suis resté sur cette déception, jusqu'à découvrir l'histoire de Marie Heurtin. J'ai fait sept ans de recherches avant de concrétiser ce film.
H.fr : Des sujets a priori durs, qui font peur... Vous n'avez pas dû être aidé pour arriver à vos fins ?
JPA : J'avoue avoir rencontré une montagne de réticences de la part des chaînes de télé et des financeurs. "Qui voulez-vous que ça intéresse ? Une fille sourde-aveugle, c'est tout simplement horrible !". N'ont-ils pas compris que c'était l'histoire d'une réussite ? Et vraie en plus ! Marie, la bête furieuse, a fini par apprendre à écrire, elle a voyagé. Cette jeune femme dit l'infini des possibles. Alors, surtout dans une époque aussi pessimiste que la nôtre, pourquoi refuser un enseignement si précieux ? Mais c'est drôle car j'ai l'impression que c'est un peu l'automne des sourds au cinéma ; il y a eu "The tribe" sur un internat pour jeunes sourds en Ukraine (lire article en lien) et "La famille bélier", l'histoire d'une famille de sourds.
H.fr : Oui mais le "handicap", ce n'est pas très vendeur ?
JPA : Parfois si ; regardez "Intouchables" ou "De toutes nos forces". Mais "Marie Heurtin", c'est surtout une histoire d'amour, de transmission, d'émancipation par l'éducation. Il faut accepter de sortir de soi pour trouver sur son chemin quelqu'un qui te voit, qui croit en toi. Sœur Marguerite, incarnée par Isabelle Carré, ne lâche pas Marie, alors que tout le monde lui dit de laisser tomber. Même l'Abbé de l'Epée, initiateur de la langue des signes, affirmait qu'il était impossible de communiquer avec les sourds-aveugles. Lorsque Marie finit par comprendre qu'elle peut nommer le monde, une porte s'ouvre, béante, et sa soif de connaissance emporte tout... Ce qu'elle apprend, surtout, c'est l'autonomie ; il lui faudra vivre un jour sans Marguerite. Un très long combat mais c'est souvent le quotidien des gens touchés par un handicap.
H.fr : Est-ce pour cette raison qu'à part Isabelle Carré presque toutes les actrices sont sourdes ?
JPA : Oui, j'aime mettre à l'écran des gens qui pensaient être laissés de côté, rendre possible leur désirs, même ceux des patients que j'ai filmés, mourants, dans un service de soins palliatifs pour "C'est la vie !". Ils étaient heureux de laisser une trace. Pour le rôle de Marie, je voulais une jeune fille sourde-aveugle mais je n'ai pas trouvé. J'ai rencontré Ariana Rivoire au réfectoire d'un lycée pour jeunes sourds; ce fut une évidence ! Petite, elle dit avoir ressenti cette violence, cette colère mais aussi cette envie de vivre.
H.fr : On découvre dans ce film d'autres relations, d'autres conventions, d'autres contacts ?
JPA : Oui, lorsqu'aujourd'hui vous arrivez à Larnay, ce même centre où fut accueillie Marie en 1885, les enfants vous caressent, vous reniflent. D'ordinaire, on dit "Ne touche pas les inconnus ! ". Cette communication a le mérite de faire tomber bien des barrières.
H.fr : Cette histoire date d'un autre siècle mais reste d'actualité ?
JPA : Oui, certainement, à bien des égards. Des enfants handicapés décrétés "débiles" comme Marie qu'on place en hôpitaux psychiatriques, les parents qui doivent envoyer leur enfant à l'autre bout de la France... J'ai passé beaucoup de temps dans le centre de Larnay qui accueille, notamment, des jeunes africains victimes de la rubéole. Je vous assure que la réalité dépasse la fiction. On m'a raconté le cas d'une petite fille de trois ans qui ne cessait de claquer les portes avec violence, parce qu'elle perdait l'audition et voulait continuer à entendre ; on l'a diagnostiquée autiste ! Les diagnostics de surdicécité tombent parfois au bout de plusieurs années. Certains enfants restent dix ans sans langage. Les parents qui ont vu le film me disent que, même cent vingt ans plus tard, ils se reconnaissent dans cette histoire.
H.fr : 40 avant-premières dans toute la France. Des salles remplies de spectateurs sourds et aveugles...
JPA : C'était la moindre des choses. J'ai présenté le film à Lourdes et j'ai été particulièrement ému car Marie avait écrit un très joli texte à la Vierge en lui demandant de recouvrer la vue. Nous étions également à Poitiers, le cœur historique du centre de Larnay. La salle était bondée d'enfants polyhandicapés, et leurs éducateurs m'ont dit qu'ils s'étaient régalés de les voir si heureux. C'était un joyeux désordre... y compris pour les exploitants des salles qui n'ont pas l'habitude d'accueillir ce public mais qui ont malgré tout trouvé l'expérience enrichissante ! Ce film a le mérite d'ouvrir quelques brèches... A commencer par une belle victoire puisque le distributeur du film a décidé de le projeter dans une version sous-titrée pour les spectateurs sourds et ceci tous les jours et à toutes les séances. Une première en France !
Marie Heurtin, de Jean-Pierre Améris, avec Ariana Rivoire et Isabelle Carré, sortie en salle le 12 novembre 2014.