Par Myriam Chaplain Riou
Plaidoyer pour l'enseignement de la langue des signes aux enfants du silence, récit poétique et émouvant, le film J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourd, de Laetitia Carton, invite à un voyage dans un monde méconnu, celui des « sourds-signeurs ». En salles le 20 janvier 2016, ce deuxième long-métrage de la réalisatrice raconte le destin de son ami Vincent et, à travers lui, l'histoire de beaucoup de sourds. « Ce handicap sensoriel est invisible et cela est source de souffrance psychique et de problème identitaire », explique à l'AFP Laetitia Carton, également narratrice du film. Elle s'y adresse à cet ami, mort il y a dix ans, qui l'avait initiée à la Langue des signes française (LSF). « Je donne à Vincent des nouvelles de son pays, ce monde inconnu et fascinant, celui d'un peuple qui lutte pour défendre sa culture et son identité », dit-elle.
Un film tourné sur 10 ans
Dans le film, tourné sur dix ans et sous-titré pour les entendants et les sourds, on croise beaucoup de « sourds-signeurs » bien dans leurs baskets. Il y a un prof de LSF, des parents sourds dont les enfants sont entendants, des parents entendants dont un ou plusieurs enfants sont sourds et des familles où papa, maman et toute la fratrie sont sourds... 95% des enfants sourds naissent dans des familles d'entendants. « S'ils sont souvent en colère, c'est qu'ils doivent faire un effort continuel pour aller vers les autres. C'est presque toujours à sens unique. Les sourds sont exténués ! », relève la cinéaste, née en 1974.
50% exclus de l'emploi
Sur les 300 000 à 400 000 sourds profonds de naissance ou devenus sourds, 50% sont exclus de l'emploi et seuls 4% accèdent aux études supérieures. « J'ai toujours été interpellée par le déni qui entoure la surdité », avoue-elle, évoquant une amie d'enfance sourde oraliste, Sandrine, dont elle ressentait, impuissante, la détresse : « Imaginez la difficulté de produire des sons, des mots que l'on n'entend pas ! ». De plus, ces enfants dépensent tellement d'énergie pour apprendre à parler et lire sur les lèvres qu'ils délaissent l'écrit. Il y a beaucoup d'illettrisme parmi les sourds. « Attention, je ne suis pas contre l'oralisme ni les implants, mais les adultes sourds qui ont reçu une éducation bilingue (LSF/français) depuis l'enfance ne sont pas handicapés. Ils ont juste une culture différente », assure-t-elle. « Les autres sont souvent perdus. »
Langue à part entière
Les premiers spectateurs sourds ont apprécié l'image positive renvoyée par ce film, plein de vitalité et d'espoir : « Ils sont très contents d'avoir enfin la parole au cinéma ». Les classes bilingues, trop rares en France, sont au cœur du documentaire. La caméra fait découvrir l'une des écoles pionnières, à Ramonville, près de Toulouse. Les familles ont souvent dû déménager pour permettre à leurs enfants de suivre cet enseignement en LSF, dispensé par des professeurs sourds. Cette solution est « tellement plus appropriée que l'intégration dans des classes classiques, le modèle à la mode depuis 2005 », plaide la réalisatrice qui montre aussi la beauté, la subtilité et la finesse d'expression de cette langue. Dans la LSF, pivot de la culture sourde, reconnue comme une langue à part entière par la loi du 11 février 2005, « les expressions du visage, le regard sont essentiels. Si vous ne regardez que les mains, vous ne comprenez rien !».
Une option au Bac
La LSF est devenue en 2008 une option au Bac et le Capes de LSF a été créé en 2010... « Tu te rends comptes, Vincent ? », lui dit Laetitia dans le film. Mais à peine 5% des petits sourds reçoivent un enseignement scolaire en LSF. La France accuse un énorme retard face aux Scandinaves ou aux Américains. Ainsi, à Washington, l'Université Gallaudet, destinée aux sourds, offre un enseignement bilingue, langue des signes américaine/anglais. La chanteuse Camille signe la musique du film et y interprète un morceau. On y croise aussi la comédienne Emmanuelle Laborit, Molière pour son rôle dans Les Enfants du silence et directrice de l'International Visual Theatre.