En 2014, Thierry Ravoux est victime d'un AVC hémorragique, qui entraîne une hémiplégie totale du côté gauche. Sa vie prend à virage à 380 degrés, sa carrière aussi... Habitué à grimper sur des échelles, à réparer tout ce qui lui passait sous la main et à conduire, ce technicien multiservices pour une grande entreprise française se retrouve « immobilisé sur un fauteuil roulant ». Ne pouvant plus effectuer les missions qui lui étaient consacrées, il est licencié. « C'est inadmissible. Mon employeur n'a même pas cherché à comprendre, il ne m'a proposé aucune alternative », déplore-t-il. Dix ans plus tard, Thierry Ravoux n'a pas décoléré face à cette « injustice » et n'a pas retrouvé d'emploi.
« Des discriminations massives et systémiques »
Engagé au sein d'APF France handicap, il plaide pour une « prise de conscience urgente » concernant l'insertion et le maintien en emploi de toutes les personnes en situation de handicap, y compris celles qui le deviennent au cours de leur carrière. Même combat pour Manu, un autre adhérent de l'association : « C'est très difficile de trouver un travail. Les employeurs ont peur de nous, ils ne savent pas à quoi s'attendre ou alors nous entendons dire que nous sommes juste bons à 'passer un coup de chiffon sur les étagères' ».
La lutte contre les discriminations, priorité nationale !
« Les discriminations envers ces salariés sont massives et systémiques », confirme APF France handicap. Dans le cadre de la 28e Semaine européenne pour l'emploi des personnes handicapées (SEEPH), elle lance un appel : « La lutte contre les discriminations dans l'emploi doit devenir une priorité nationale ». Quatre questions à sa présidente, Pascale Ribes, pour faire bouger les lignes.
Handicap.fr : Selon une étude Ifop publiée en novembre 2024, en amont de la SEEPH, 90 % des personnes en situation de handicap ont déjà été traitées de manière « injuste » dans le monde du travail, soit 20 % de plus que les « valides ». Comment expliquer un tel écart ?
Pascale Ribes : Cela peut s'expliquer par plusieurs facteurs identifiés dans les études et les observations d'APF France handicap.
D'une part, le handicap est souvent associé à des stéréotypes négatifs et des préjugés tels que « manque d'efficacité », le « coût » ou un « absentéisme probable », qui influencent les décisions des employeurs et des collègues de manière parfois inconsciente. Ces stéréotypes agissent comme des barrières invisibles, limitant l'accès des personnes handicapées à des opportunités équitables.
D'autre part, les discriminations auxquelles elles font face ne se limitent pas aux actes délibérés mais résultent de pratiques politiques, culturelles ou organisationnelles qui les désavantagent involontairement. Par exemple, l'organisation du travail, axée sur la performance et des compétences « normalisées », peut ne pas tenir compte des spécificités de chacun.
Enfin, en France, la lutte contre les discriminations liées au handicap reste encore insuffisamment intégrée dans les politiques d'entreprise. Pour preuve, l'absence de formation systématique sur ces sujets, en particulier dans les petites et moyennes entreprises. Cela contribue à une méconnaissance des obligations légales, telles que l'aménagement raisonnable, et à une faible conscientisation des enjeux d'inclusion.
H.fr : À quel interlocuteur s'adresser au sein de l'entreprise lorsque cela se produit ?
PR : Les personnes confrontées à des injustices dans leur milieu professionnel peuvent s'adresser à plusieurs interlocuteurs, en fonction des ressources disponibles dans l'entreprise :
- Le manager direct : il peut être le premier niveau de résolution, en initiant un dialogue sur les difficultés rencontrées.
- Le service des ressources humaines : il doit, en principe, veiller à un environnement de travail inclusif et à la mise en œuvre des aménagements nécessaires.
- Le référent handicap (dans les entreprises de plus de 250 salariés) : ce rôle, souvent méconnu, est clé pour accompagner les démarches et sensibiliser les autres acteurs de l'entreprise.
- Les représentants du personnel ou les syndicats : ils peuvent jouer un rôle de médiation et soutenir les démarches des salariés.
- L'inspection du travail : en cas d'échec des démarches internes, elle peut intervenir pour faire respecter les droits des salariés.
H.fr : Quelles solutions mettre en place pour enrayer, ou en tout cas limiter, ces discriminations ?
PR : APF France handicap propose plusieurs leviers :
- Former et sensibiliser. La formation des managers, recruteurs et collectifs de travail est essentielle pour déconstruire les préjugés et comprendre notamment l'obligation d'aménagement raisonnable (ndlr : qui doit permettre l'égalité de traitement entre les travailleurs handicapés et les autres travailleurs à toutes les étapes du parcours professionnel via différentes adaptations).
- Instaurer une culture de l'accessibilité universelle. Cela implique d'adopter des pratiques inclusives dès la conception des espaces, processus et outils de travail. Ce qui passe donc par une meilleure appropriation par les entreprises de leur obligation d'aménagement raisonnable et une effectivité des dispositifs légaux -rappelons que l'arrêté concernant l'accessibilité des locaux neufs de travail n'a toujours pas été publié.
- Renforcer les recours juridiques et leur accessibilité. Les dispositifs existants, bien qu'opérationnels, restent méconnus. Une meilleure information et des sanctions dissuasives renforceraient leur utilisation.
- Accompagner les employeurs. En fournissant des outils comme des guides pratiques ou des diagnostics internes sur les pratiques discriminatoires et les leviers possibles pour les contrecarrer.
- Promouvoir les aspects positifs liés au handicap, en valorisant les compétences et savoirs expérientiels des personnes concernées.
H.fr : Un message à faire passer aux décideurs ?
PR : Il est impératif de bâtir une politique globale dédiée à la lutte contre les discriminations, dotée de moyens humains et financiers renforcés et impliquant toutes les parties prenantes. C'est un véritable changement de culture qui doit être engagé : une culture promouvant une approche inclusive, fondée avant tout sur le respect des droits fondamentaux pour toutes et tous, y compris celui au travail, d'égalité de traitement et d'accessibilité universelle. C'est cela une réelle culture de la non-discrimination.
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