« Quand on pense au handicap, on pense à la personne touchée, à ses parents mais on oublie les frères et sœurs, qui vivent dans l'ombre. Ils se font oublier pour soulager la charge de leurs parents, parfois au détriment de leur équilibre. » Cette ombre, Stéphane Kazadi la connaît bien, après 47 années passées aux côtés de son aîné, Damien. Aujourd'hui, il a choisi de faire la lumière sur ces femmes et ces hommes qui ont grandi auprès d'un être monopolisant, bien souvent, l'attention. Diffusé en avril 2024 sur France 3 Pays de la Loire, son documentaire, Jusqu'à s'oublier, est disponible en replay sur france.tv jusqu'au 25 février 2025.
Libérer la parole
« Après la mort de mon frère qui souffrait d'une paralysie cérébrale, j'ai décidé de faire éclore cette parole, loin des tabous et lieux communs du handicap », explique le réalisateur. Ainsi, son film de 52 minutes se veut « une tribune, un porte-voix pour ceux qui vivent ou ont vécu auprès d'un être totalement dépendant et se sont construits en réaction ». « Aujourd'hui, ils affrontent le regard des autres mais aussi leur propre regard : ils s'autorisent à parler, enfin, d'une souffrance qu'ils partagent tous », poursuit Stéphane Kazadi, sur fond d'amour.
La peur d'être un poids
« J'avais peur d'être un poids, j'ai vite été autonome et je ne demande pas souvent de l'aide », confie Mila, 15 ans. Après avoir longtemps masqué ses émotions, l'adolescente révèle, avec « culpabilité », avoir éprouvé de la colère et de la jalousie envers son frère alors que sept personnes s'occupent de lui chaque semaine. « Toute cette attention qu'on lui porte ! » Et puis impossible de se reposer avec ce flot incessant de visites, déplore-t-elle.
« Mon diabète a rééquilibré les choses »
« Moi, j'étais seulement la sœur de Macéo », ajoute Mila... Jusqu'au jour où elle développe un diabète. « Ça a rééquilibré un peu les choses car mes parents me surveillent plus depuis mon diagnostic », observe la collégienne qui ressent désormais une « sorte de connexion avec son frère ». « Je sais ce qu'il ressent, même si le diabète est moins grave que son handicap. »
Colère, jalousie, culpabilité
Colère, jalousie, culpabilité, illégitimé à se plaindre ou se confier... Des sentiments que tous décrivent, à leur façon. Gabin, 16 ans, avoue avoir ressenti de la « haine » envers Tino. « Je pense que son handicap a participé au divorce de mes parents », présume-t-il. Ceux qu'il jalouse, lui, ce sont ses « copains qui ont une vie assez normale ». Le cadet a toujours occupé la place de l'aîné. « Je lave mon grand-frère, l'habille, le coiffe, lui brosse les dents... » comme un parent, décrit-il.
Le poids du regard extérieur
Tous évoquent également le poids du regard. Léa, 32 ans, se souvient « du dégoût, du rejet et de la honte » que provoquait sa sœur Chloé, enfant, chez les autres. De l'isolement aussi. « Moi, je ne comprenais pas, j'avais l'habitude de faire des choses avec elle. Mais ça pourrissait mes relations avec mes copines quand elle était là donc je ne voulais plus les inviter », raconte-t-elle. « Au collège, avoir un frère handicapé était considéré comme une maladie, tu es contagieux ! », relate Laëtitia, 39 ans. Si certains décident alors le cacher, elle opte pour une option plus « rebelle » : revendiquer le handicap, « avec un grand H » !
Impact positif sur la vie professionnelle
Et, comme elle ne fait pas « les choses à moitié », cette dynamique quadra travaille aujourd'hui dans la Maison d'accueil spécialisée (MAS) où séjourne son frère ; l'un des seuls moments où elle ne s'occupe pas de lui, préférant le laisser entre les mains « neutres » de ses collègues. « Je me sens complète et épanouie dans ce métier, c'est Julien qui a permis cela », affirme-t-elle. Le handicap a aussi eu un impact sur le choix professionnel de Gabin, qui sera pompier ou rien : « J'ai envie d'aider les autres, j'en ai besoin ! ».
L'appréhension de « prendre le relais »
Autre point commun : l'inquiétude sur le devenir de leur fratrie après la mort de leurs parents. « Ils me disent de vivre ma vie mais je sens bien qu'ils comptent sur moi pour prendre le relais », partage Léa. « J'ai l'impression d'être déjà la mère de Chloé », poursuit la jeune femme qui a « longtemps pensé à se faire ligaturer les trompes » pour ne pas avoir d'enfant.
Plus penser à soi !
En filigrane, l'histoire de Stéphane, illustrée par des photos de famille exposée dans la « galerie des souvenirs ». Il se dit « presque soulagé » que son frère soit parti avant ses parents et lui. Après plus de quatre décennies de vie commune, « j'ai réalisé, trop tard, que de me laisser de la place, penser plus à moi et à mes proches n'était pas synonyme d'égoïsme, et surtout que cela n'enlève rien à l'amour que je portais à mon frère », conclut-il, espérant ôter, ne serait-ce qu'un peu, la culpabilité de ses semblables.
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