A la barre du trois-mâts poussé par une forte brise, Alina n'a aucun mal à garder le cap sur Barcelone : dans son casque d'écoute, une voix électronique lui souffle les petits coups de gouvernail à donner pour tenir compte de la houle et du vent. Cette Polonaise de 59 ans est non-voyante, mais elle pilote sans problème le «Kapitan Borchardt», sans voir ni la boussole ni les étoiles de la nuit méditerranéenne.
Guidés par la voix d'un ordinateur
«Cap 248, barre à gauche six, barre à gauche quatre…» susurre l'ordinateur qui puise ses renseignements dans un récepteur GPS et donne aussi la position du gouvernail. Le programme informatique a été écrit spécialement par un ami du capitaine. «J'aime naviguer de nuit, le bruit des vagues, l'odeur de la mer», dit Alina, psychologue et masseuse originaire d'Opole. «J'ai demandé à l'officier de quart de prévenir tous les bateaux de pêche que j'étais à la barre. J'ai réussi à n'en éperonner aucun !» Avec une trentaine de personnes, dont une quinzaine d'autres malvoyants ou non-voyants, Polonais, Allemands et Lettons, Italien et Lituanien, Alina Koralewska a embarqué à Alicante, en Espagne.
Membres d'une équipe
La croisière de six jours qui l'a menée à Ibiza et à Majorque, avant de mettre le cap sur Barcelone, a été organisée par la fondation Imago Maris, offrant aux non-voyants cette expérience de mer et de rencontres avec des gens d'autres horizons. «Les non-voyants sont souvent renfermés, ici ils s'ouvrent aux autres, ils se sentent membres d'une équipe. On observe cette métamorphose parfois vers la fin de la croisière», assure Maciej Sotkiewicz, capitaine de la goélette et vice-président d'Imago Maris. «Les non-voyants sont obligés de s'impliquer à 100%», poursuit ce grand blond, navigateur professionnel, dont la mère est presque aveugle «mais vit une vie normale, prépare le dîner pour toute la famille et maintient la maison en ordre». «C'est une bonne école de vie... Le plus jeune matelot, Kuba, a appris ici à éplucher les pommes de terre. Chez lui, c'est une domestique qui le fait».
Un rêve devenu réalité
Mais, au-delà des corvées, il y a la part de rêve devenu réalité. «On a le sentiment de liberté, cela te montre que si l'homme veut quelque chose, il le peut», dit Andrei Skirins, grand Letton rond et musclé. Il gère un réseau de salles de fitness à Daugavpils et fait de l'aviron. «Depuis que j'ai perdu la vue, j'ai rêvé de naviguer. J'en retire une grande satisfaction, une grande énergie, et je fais plein de connaissances». Tous se disent prêts à recommencer. «J'ai aimé la mer démontée et le vent, c'est une sensation formidable, dit l'Allemand Sebastian Barschneider, j'ai appris à connaître les voiles, les manoeuvres, je pense remettre cela». «Un seul bémol, ajoute-t-il, on parlait beaucoup polonais ici. Pour une personne qui ne parle qu'anglais, c'était un peu difficile».
Avec des cordes de sécurité
Monika Dubiel, étudiante de Varsovie de 26 ans, s'est trouvée à bord presque par hasard. «Une camarade m'a vue avec ma canne blanche, elle est venue me parler de la croisière à la maison d'étudiant. L'idée m'a plu ! J'aurais accepté aussi bien d'aller faire le tour du monde à dos de chameau !» Un non-voyant goûte la mer autrement, explique-t-elle : «Par le parfum, humide, salé, rappelant les algues, par les sons, le clapotis des vagues contre la coque quand je suis sur ma couchette, le bruit des voiles qui faseyent, par le toucher : les drisses sont plus usées que les écoutes...» Alina cède la place à la barre à un camarade. Elle avance prudemment sur le pont pour descendre vers les cabines. «Les life-lines (cordes de sécurité auxquelles on peut s'attacher sur le pont) nous aident beaucoup», reconnaît-elle. Et dans les espaces ouverts «il y a toujours un beau gars qui te tend la main».