Jérémy Biasiol, chef étoilé handicapé, à la conquête du MOF

Frappé par 4 AVC à 40 ans, Jérémy Biasiol aurait pu ranger son tablier. 6 ans plus tard, le chef étoilé reprend le chemin des fourneaux, bien décidé à décrocher le titre de Meilleur ouvrier de France en gastronomie. Une savoureuse revanche sur la vie

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Jérémy Biasiol pose dans une cuisine avec une toque « Paul Bocuse ».

Jérémy Biasiol a connu les cuisines des plus grands palaces, les nuits blanches derrière les fourneaux et la lumière des étoiles Michelin... Puis, en 2019, tout bascule : quatre AVC (accidents vasculaires cérébraux) en un mois. Le chef perd l'audition et la vue du côté gauche et doit composer avec une hémiparésie. Fini la lumière, il sombre... dans la dépression. À 38 ans, ce virtuose du goût doit tout réapprendre : marcher, lire, écrire, cuisiner. Soutenu par ses proches, il ravive peu à peu la flamme, porté par une obsession : enfiler à nouveau sa veste blanche et y ajouter le col bleu-blanc-rouge du Meilleur ouvrier de France (MOF). Une revanche sur la vie, servie à point.

Réapprendre à vivre, pas à pas

Les premiers mois ne sont pas de la « tarte » : trois mois de rééducation en Bretagne, loin des fourneaux et de la frénésie des cuisines, puis le retour à Lyon, chez ses parents. « Je rentrais à 40 ans, une main devant, une main derrière », confie Jérémy Biasiol. La chute est brutale, le moral au plus bas. « J'étais invivable, j'avais tout perdu donc j'en voulais à la terre entière, ajoute celui qui s'était bâtie une solide réputation en Asie. Mes parents ont tout pris, je m'en veux beaucoup. Ils m'ont, malgré tout, soutenu sans relâche. Sans eux, je ne serais plus là. »

Dompter ses idées noires

Entre les séances de kiné et les nuits sans sommeil, l'homme de 44 ans tente d'apprivoiser un nouveau corps et une vie « cabossée ». « Au début, j'étais dans le déni. Je me disais que tout allait revenir. Puis, quand j'ai compris que je resterai handicapé, je me suis effondré. » Les pensées suicidaires surgissent mais un lien inattendu le retient à la vie : ses chiens. « Ma mère m'a lancé : 'Si tu refais une tentative, ils partiront à la SPA.' Ça m'a glacé le sang. C'était surtout pour me faire peur mais ça a marché, je me suis battu pour eux. Pas pour moi, pas pour ma carrière. Pour eux. »

Performance et handicap : « Il n'y a pas que le sport ! »

Le temps passe, les blessures s'apaisent, mais l'envie reste tapie, brûlante. De grands chefs comme David Rathgeber et Alain Ducasse l'encouragent à remettre la main à la « pâte ». Un soir, devant la télévision, il tombe sur un documentaire consacré aux Jeux paralympiques. « On ne parlait du handicap et des exploits des personnes concernées qu'à travers le sport. Ça m'a profondément agacé. Je me suis dit : pour être handicapé et reconnu, il faut forcément faire du sport ? », confie ce passionné d'animaux « mais pas du tout de sport ». C'est le déclic ! Il sera le premier candidat en situation de handicap moteur à participer au concours du Meilleur ouvrier de France – « les Jeux olympiques de la cuisine ». Ce « rêve de gosse », il l'avait déjà caressé en 2018, avant son accident. « Je voulais montrer qu'on pouvait être handicapé et viser l'excellence, affirme-t-il. À l'époque, je m'étais arrêté en demi-finale. Mon patron ne voulait pas que je continue. J'étais frustré, mal préparé », reconnaît-il. En 2026, il compte bien prendre sa revanche. « Je n'y vais pas pour enfiler des perles, je vise la médaille ! », prévient le cuistot.

Une préparation millimétrée

Pour l'obtenir, Jérémy se prépare tel un athlète de haut niveau. « Ce n'est pas un concours, c'est un marathon, un mode de vie », témoigne-t-il. Depuis plus d'un an, il vit, mange et respire MOF. Il s'entraîne à Lyon, dans les cuisines de son ancien lycée hôtelier ou à la Fondation Paul Bocuse, parfois seul, parfois entouré. « Je travaille tous les jours, au moins deux à trois heures. Même si je ne peux plus rester debout longtemps, je m'adapte. » Son entourage l'a compris : Jérémy ne fait rien à moitié. Autour de lui, une véritable « dream team » s'est constituée. Son coach culinaire, Gérard Sallé, ancien chef multi-étoilé, l'accompagne depuis trois ans. « C'est un mentor, une boussole. Il m'a pris sous son aile avant même de me connaître. » À ses côtés, Céline Leroy, coach sportive, veille à entretenir sa forme physique. « Elle m'aide à retrouver de la force, à tenir sur mes jambes malgré l'hémiparésie. Grâce à elle, j'ai pu reprendre confiance en mon corps. »

Coaching sportif, mental, culinaire : une équipe de choc

Il est également accompagné par Maxime Duval, coach mental, connu pour avoir accompagné Paul Marcon, dernier lauréat du Bocuse d'Or, un prestigieux concours culinaire mondial biennal. « Il m'apprend à bien respirer, à visualiser mes gestes avant de les faire et à me projeter le jour du concours pour limiter le stress, détaille Jérémy. Quand on est en situation de handicap, le mental, c'est la moitié du travail. Parfois, mon corps dit non, mais ma tête, elle, continue d'avancer. » Enfin, une amie ergothérapeute, Catherine, ajuste ses équipements et ses postures. Ensemble, ils ont conçu un siège ergonomique sur mesure, monté sur roulettes, qui lui permet de travailler à hauteur de plan de travail sans perdre l'équilibre. « C'est comme un tabouret de dentiste, mais version cuisine. Ça me permet de bouger, d'être libre, sans fatiguer. »

Un concours d'excellence

Le concours du Meilleur ouvrier de France, c'est une institution. Tous les quatre ans, des centaines de chefs venus de tout le pays s'affrontent dans une succession d'épreuves impitoyables : une qualification écrite et technique, puis une demi-finale et une finale de 5h30. En 2026, ils seront près de 600 en cuisine, pour une poignée d'élus. « Il faut une moyenne de 16 sur 20 pour décrocher la médaille. Ce n'est pas une compétition contre les autres, mais contre soi-même », déclare Jérémy. Le début des épreuves qualificatives est prévu à l'automne 2025, les épreuves finales au printemps 2026 et la remise des titres « début 2027 ».

Des aménagements sur mesure

Pour compenser son handicap moteur, Jérémy bénéficiera d'un tiers temps et d'un siège ergonomique. « Étant diabétique, j'ai aussi obtenu le droit de surveiller ma pompe à insuline pendant l'épreuve. Mais je n'ai rien demandé de plus. Je veux qu'on me juge comme les autres », affirme le Lyonnais. Le jury, dit-il, s'est montré à l'écoute et bienveillant. « Ils m'ont fait confiance. Et c'est tout ce que je voulais. »

Meilleur ouvrier de France : l'addition salée

Reste un frein majeur : le coût. « Rien que pour les ingrédients et les entraînements, il faut compter près de 8 000 euros. Avec mes aménagements, on frôle les 15 000 », détaille Jérémy. Une somme « impossible à réunir » avec sa pension d'invalidité de 987 euros par mois. « Sans mes parents, je n'aurais pas de logement et je ne mangerais pas trois fois par jour », confie-t-il, sans détour. Il lance alors une cagnotte participative pour financer son rêve. « Je me bats déjà contre un handicap, je ne vais pas laisser l'argent m'arrêter ! » Peu à peu, la solidarité s'organise. Des écoles hôtelières, des chefs, des fondations lui ouvrent leurs portes afin d'affiner sa technique. « Quand des jeunes me disent que je leur donne envie de se battre, je me dis que j'ai déjà gagné quelque chose », se réjouit cet optimiste invétéré.

Le goût de transmettre

Pour Jérémy, le MOF est plus qu'un concours : c'est un symbole, un combat, presque, une mission. « Si je gagne, tant mieux. Si je perds, j'aurai ouvert la voie à d'autres candidats en situation de handicap. Je veux qu'on parle de nous autrement que dans les stades », insiste-t-il. Et après, l'ouverture d'un restaurant est-elle au menu ? « Je ne ferme pas la porte à cette éventualité, rétorque-t-il. Mais je suis conscient que je ne peux plus rester 12 heures par jour derrière les fourneaux, gérer la mise en place des services... La cuisine, sous cet aspect-là, ne m'attire plus vraiment », explique-t-il. L'homme, lucide et apaisé, ne court plus après les étoiles : il préfère faire briller celles des autres. « Aujourd'hui, je veux transmettre, inspirer et montrer que la cuisine est bien plus qu'un métier, c'est aussi un moyen de reconstruction et de lien social », ajoute-t-il.

Un centre de formation pour redonner confiance

À terme, il envisage de créer un centre de formation pour les personnes en situation de handicap qui préparent des concours dans divers domaines, afin de leur redonner confiance et de faciliter l'accès à l'emploi de ce public, près de deux fois plus touché par le chômage (12 % contre 7 % pour les « valides »). « Les aménagements que j'utilise pourraient servir à d'autres métiers. Mon but, c'est d'aider ceux qui, comme moi, ont cru que tout était fini. » Et de conclure, le regard pétillant : « La vie ne s'arrête pas après un accident. Croyez en vos rêves, on peut toujours rallumer la flamme ! »

© Lucas Marcellin

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"Tous droits de reproduction et de représentation réservés.© Handicap.fr. Cet article a été rédigé par Cassandre Rogeret, journaliste Handicap.fr"
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