« Des bâillements incessants, un corps ankylosé, des vertiges... » Voilà un aperçu du quotidien de Frank, qui lutte contre une fatigue irrépressible depuis de (trop) nombreuses années. En conséquence : une vie sociale limitée, une vie professionnelle inexistante et une épée de Damoclès au-dessus de la tête en permanence. Comme lui, un million de Français seraient sujets à la somnolence diurne excessive (SDE), un véritable handicap responsable d'un tiers des accidents mortels sur la route et de 13 % des accidents de travail. Pour le soigner, une solution : trouver la cause. Privation de sommeil, prise de médicaments entraînant une baisse de la vigilance, narcolepsie, syndrome d'apnées-hypopnées obstructives du sommeil (SAHOS)... ? Un exercice laborieux pour des médecins « parfois démunis » face à cet enjeu de santé publique majeur. Trois d'entre eux ont tenu à alerter sur les risques de ce symptôme méconnu lors d'une web-conférence le 14 septembre 2020.
Ne pas confondre fatigue et somnolence
« La population française est en grand état de privation de sommeil, d'une part parce qu'elle dort moins, d'autre part parce qu'elle dort mal », constate Marc Sapène, pneumologue au sein de la Clinique Bel-Air à Bordeaux. En cause, notamment, des préjugés tenaces. « Nombre de patients estiment que dormir ne sert à rien », déplore-t-il avant d'évoquer la nécessité d'une éducation thérapeutique. « Mais attention à ne pas confondre fatigue et somnolence !, annonce-t-il en préambule. La seconde exprime un besoin non désiré de dormir au cours de la journée. » Selon les estimations de l'Assurance maladie, 20 à 25 % des Français seraient concernés. Un motif de consultation médicale très fréquent qui entraîne, selon lui, « un coût considérable pour la société ».
Réduction générale de la qualité de vie
« La SDE est bien plus qu'une fatigue 'normale' que l'on peut ressentir après s'être couché tard ou réveillé tôt à cause de jeunes enfants », explique le Dr Sapène. Deux, c'est le nombre d'heures de sommeil, pendant sept nuits consécutives, qui équivalent à un niveau de fatigue semblable à celui de la SDE. Peu importe le nombre d'heures passées à dormir, les personnes peinent à rester vigilantes tout au long de la journée, ce qui affecte leur humeur, leur mémoire, leur concentration, leurs relations et entraîne une réduction générale de la qualité de vie. Résultat : des épisodes de somnolences imprévus qui peuvent survenir même en « condition active » : chez le coiffeur, en marchant, au travail, lors d'un examen ou, pire, au volant. Le signal pour aller consulter un spécialiste du sommeil !
Narcolepsie : 10 ans pour obtenir un diagnostic
La SDE est souvent le premier symptôme de la narcolepsie, un trouble neurologique rare et incurable causé par l'incapacité du cerveau à réguler correctement les cycles éveil-sommeil. Autres signes annonciateurs : des interruptions de sommeil, une brève paralysie lors du coucher ou du réveil, des hallucinations hypnagogiques -décrites comme des rêves vifs et effrayants au moment de s'endormir- ou encore une cataplexie, perte soudaine du contrôle musculaire déclenchée par des émotions fortes (gêne, surprise, rire, colère). Ces symptômes sont semblables à ceux d'autres maladies comme la dépression, l'insomnie ou l'apnée du sommeil, ce qui favorise l'errance médicale. Dix ans, c'est le délai nécessaire avant d'obtenir le bon diagnostic. Selon les estimations, la moitié des personnes vivant avec une narcolepsie l'ignoreraient.
PAI, RQTH : pour réduire l'impact de la maladie
« Cette maladie survient, en général, vers 15-20 ans, une période charnière de la scolarité du jeune », indique Yves Dauvilliers, neurologue et coordinateur des Centres de référence narcolepsie et hypersomnie en France. Pour réduire son impact, il encourage ses jeunes patients à mettre en place un Projet d'accueil individualisé (PAI). De même, selon lui, une demande de Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) est formulée dans plus de la moitié des cas. La prise en charge de la SDE dans la narcolepsie se fait principalement par un médicament favorisant l'éveil, un stimulant ou un dépresseur du système nerveux central. « Mais ces traitements peuvent avoir des effets indésirables (baisse de l'efficacité au fil du temps, risque d'abus) et ne pas être adaptés aux besoins de certains patients », signale le Pr Dauvilliers, pointant « un besoin de nouveaux médicaments pour élargir les options thérapeutiques ».
Apnée du sommeil : impact sur le cœur, le foie, le cerveau
Si les risques provoqués par l'apnée du sommeil sont sensiblement les mêmes, l'origine est toute autre. Dans le SAHOS, les muscles de la gorge se détendent pendant le sommeil, ce qui obstrue partiellement ou complètement les voies respiratoires puis interrompt la respiration et le sommeil, généralement entre dix et trente secondes. Cent, c'est le nombre de fois par nuit qu'une personne atteinte peut cesser de respirer. « Cela peut causer des ravages sur le cœur, le foie, mais aussi avoir un impact sur le plan cérébral et cognitif », explique Jean-Louis Pépin, pneumologue et chef du service du département de physiologie, sommeil et exercice du CHU de Grenoble. Avec un milliard de personnes touchées dans le monde, c'est l'une des maladies chroniques les plus fréquentes, « et elle va continuer à croître, étant associée aux épidémies d'obésité et de diabète », poursuit le spécialiste.
Portrait-robot caricatural des apnéiques
Pourtant, elle n'est pas non plus épargnée par l'errance médicale ; ainsi, trente millions d'Européens ne seraient pas encore diagnostiqués. En cause, notamment, une idée reçue. Encore ? « De nombreux médecins se fient à un portrait-robot caricatural (homme de 50 à 70 ans, avec un bon petit ventre, souvent obèse...) pour délivrer un diagnostic », déplore le Pr Pépin. Résultat : les personnes de 30 à 40 ans, minces, et les femmes passent à la trappe. D'autre part, le premier symptôme de l'apnée du sommeil, le ronflement, est considéré comme un élément banal... « Mais, associé à la somnolence, il doit alerter les proches et les médecins », insiste le Pr Pépin, recommandant notamment d'être vigilant sur le « contexte local maxillo-facial des patients ». « Rien qu'en regardant votre visage, je peux deviner si vous ronflez ou faites de l'apnée du sommeil », assure-t-il. Le traitement le plus courant est la pression positive continue (PPC), un dispositif de ventilation nasale qui permet aux voies aériennes de rester dégagées la nuit tombée et normalise ainsi la somnolence... Sauf chez 10 % des patients. « C'est beaucoup », regrette Jean-Louis Pépin.
Source d'accidents potentiels
Beaucoup trop dangereux ? Selon une enquête sur la somnolence résiduelle, 16,5 % des personnes concernées doivent la combattre au volant ; 2,7 % confient avoir frôlé l'accident tandis qu'1 % en ont eu un. « Une situation loin d'être anecdotique », s'inquiète le Dr Sapène qui confie avoir « froid dans le dos » en écoutant ce type de témoignages car « nous sommes tous appelés à croiser ces conducteurs potentiels ». L'enjeu : trouver de nouveaux arsenaux thérapeutiques pour éviter le risque de sur-handicap. « L'agence européenne du médicament y travaille...», assure le Pr Pépin.