On nous avait prévenus ; dans le noir absolu, difficile de distinguer le vin rouge du blanc ou du rosé. On a rigolé… Même si de grands œnologues se sont fait piéger, on n'allait pas tomber dans le panneau. Alors c'est en bonne compagnie, à la table de Didier Roche (directeur d'Ethik Investment, lui-même aveugle) et de Fabrice Roszczka (directeur adjoint), que nous avons testé le restaurant Dans le noir. Il a ouvert ses portes en 2004, à Paris, tout près du centre Pompidou.
En fauteuil roulant !
Histoire de corser la soirée, Philippe Croizon, le nageur quadri amputé, est aussi de la partie, avec Anne, son agent (secret ?). Alors, forcément, les clignotants de la commande de son fauteuil électrique, ça ne va pas le faire. Un bout de scotch sombre résout le problème. En partie ! Car le principe, ici, c'est de pénétrer dans l'antre obscur par petits groupes, en posant la main sur l'épaule du convive précédent. A la queue leu leu, en suivant son guide, forcément non-voyant et en avançant, au-delà du gros rideau opaque, à petits pas mal assurés. Pour Philippe, c'est mal barré. Il a donc droit à un régime de faveur et se fait accompagner jusqu'à sa place en roulant. Mais Ô, blasphème, la lueur du voyant perce à travers le scotch, provoquant une seconde d'indignation dans cette assemblée aveuglée.
4 sens sur 5
Ni un repas, ni un concept mais une expérience ! Perdre tous ses repères deux heures durant et ne compter que sur les autres sens : l'ouïe, le toucher, le goût, l'odorat. Le menu n'est dévoilé qu'à la fin du repas, lorsque les convives retrouvent une lumière tamisée. Face à l'assiette, chacun y va de ses spéculations. Le bœuf est parfois pris pour du veau, la semoule pour du riz et le magret pour du saumon. Et le vin alors ? La tablée en est convaincue ; on nous a servi un gouleyant petit rouge ! Tous y mettraient leur tête à couper. Combien seront, à la sortie, décapités ?
Pas de bonnes manières !
L'avantage, dans le noir, c'est qu'on peut envoyer valser les bonnes manières. On décide de manger avec les doigts et personne n'y « voit » rien à redire, on chaparde dans l'assiette de son voisin (parce que la cuisine est raffinée et excellente) ni vu ni connu et on se met soudainement à parler plus fort que de coutume, comme si la voix devait occupe la place laissée vacante par la vue. Un total moment de désinhibition ! On apostrophe ses voisins, on les effleure souvent, et on les assomme, parfois, avec une bouteille dont la trajectoire a été mal maîtrisée. Philippe a laissé tomber sa cuillère adaptée et dévore son plat la tête dans l'assiette, à grandes lampées. C'est ce qu'on appelle « compenser ». Preuve que le « handicap », ainsi généralisé, invite (contraint ?) à la débrouillardise.
L'heure du verdict
Y compris lorsqu'il faut s'en aller. Philippe a tout simplement perdu sa prothèse de jambe ! Un vrai sketch ; une première dans ce restaurant qui a pourtant vu passer une grande diversité de clients et vécu des situations souvent cocasses. Mais pas question pour autant de rallumer la salle, afin de ne pas briser le mystère. C'est donc à tâtons qu'il s'en va récupérer son matériel. De retour sur la planète lumière, c'est l'heure du verdict. Les convives voient rouge : le vin, c'était du… blanc ! Quant au succulent menu, il a laissé les papilles en pamoison : roulé de betterave sur confit de mûres, bœuf sauce marchand de vin et chantilly de foie gras sur bisque de potimarron. Ce restaurant a fait la preuve qu'une entreprise pouvait miser sur les « différences » de chacun, en portant haut la notion de qualité. Ici, la moitié du personnel est en effet en situation de handicap lourd. Ainsi, au final, que la totalité des clients ! Car, reversement de situation, le réputé « valide », privé de la vue, selon la fable, se trouva fort dépourvu lorsque la « bisque » fut venue…
Le projet auquel personne ne croyait
L'idée n'est pas récente ; des dîners dans l'obscurité étaient déjà organisés par les associations de personnes non-voyantes au milieu du XIXe siècle pour sensibiliser les familles et leurs proches au handicap visuel. Mais le pari, réussi, d'Édouard de Broglie, créateur du lieu, c'est d'en avoir fait une entreprise à part entière, rentable, sans pour autant appartenir au secteur adapté ou protégé. Dans un livre « Dans le noir ? Une idée lumineuse » (éditions Pearson), il raconte les dix ans de cette aventure improbable à laquelle si peu ont voulu croire à ses débuts et qui ouvre aujourd'hui des succursales à Barcelone, Londres et Saint-Pétersbourg. Depuis, le concept s'est étoffé avec l'inauguration, en 2011, à Paris et Bordeaux, d'un Spa dans le noir, dispensé par des masseurs non-voyants. Plus récemment, Ethik Event développe en événementiel des concepts innovants autour de la surdité, comme le Café Silence.
Une démarche récompensée
Le groupe a été récompensé par de nombreux prix et, très récemment, en 2014, par le Trophée national de l'entreprise citoyenne remis par le Sénat pour son action en faveur des personnes en situation de handicap, et par l'un des 10es Trophées de l'Apajh. Avec près d'un million de visiteurs dans les différentes expériences initiées par le groupe ou pour ses clients, « Dans le Noir ? » est devenu sans doute l'une des plus grandes opérations de sensibilisation positive au handicap en Europe et dans le monde ! Et, pour ne rien gâcher, un fameux restaurant.