Par Marina Koreneva
Un fournil, une étable et une fromagerie… A 130 kilomètres de l'ancienne capitale des tsars, dans le village pittoresque d'Alexino, cette exploitation fait partie du mouvement Camphill, fondé en 1939 par un pédiatre autrichien, qui compte plus d'une centaine de communautés thérapeutiques à travers le monde. Les 18 "protégés" d'Alexino, comme on les appelle ici, mènent une vie de fermiers avec l'assistance permanente de cinq pédagogues et de trois bénévoles. Ils résident dans de vastes maisons comprenant salons, salles à manger, cuisines et chambres séparées. Le lieu est financé par des fonds caritatifs et par des aides ponctuelles de l'Etat et, pour vivre là, les "protégés" reversent également une petite part de leur pension. Leurs conditions de vie tranchent nettement avec celles des grands internats psychiatriques publics, hérités de la période soviétique, qui accueillent la majorité des personnes avec un handicap mental en Russie.
De longues périodes
En cette journée de printemps, Vika, 37 ans, passe devant des journalistes de l'AFP avec une petite brouette remplie de compost. "C'est mon boulot", dit-elle avec fierté. "Cela fait 19 ans que Vika habite ici. Elle a beaucoup changé depuis. Elle est devenue une personne indépendante, intégrée dans la vie, et c'est ça notre objectif", explique Elena Aleneva, 51 ans, la directrice de ce centre ouvert en 1994. Les membres de la communauté accomplissent leurs tâches quotidiennes le matin avant de passer aux loisirs. Ce jour-là, ils répètent "Le Petit Prince" de Saint-Exupéry avec leur art-thérapeute, Irina Andreeva. "Ils sont très doués, chacun à leur manière", commente cette dernière en regardant Natacha, une jeune trisomique en train de danser. Les "protégés" viennent principalement ici pour des périodes très longues, à l'initiative de leurs familles et de leurs tuteurs.
Asiles à la triste réputation
Le centre d'Alexino reste néanmoins une exception dans ce pays de quelque 145 millions d'habitants, où 160 000 personnes, selon les chiffres officiels, sont prises en charge dans des établissements psychiatriques publics à la triste réputation. A l'époque soviétique, les autorités encourageaient l'envoi vers ces structures des déficients intellectuels, considérés comme inaptes au travail et négatifs pour l'image du pays. Les asiles publics se transformèrent alors en de véritables prisons. Lors de la profonde crise qui a suivi la fin de l'URSS en 1991, les conditions de vie dans ces internats, laissés à l'abandon et privés de financements, devinrent parfois cauchemardesques. Aujourd'hui, malgré d'importantes améliorations, ils font toujours l'objet d'inquiétudes des défenseurs des droits humains.
Aucune possibilité de socialisation
En 2015, un incendie a tué 23 patients, pour la plupart des personnes âgées, dans l'un de ces établissements du sud-ouest du pays. En 2013, deux autres incendies, également dans ce type de structure, avaient fait respectivement 38 et 37 morts à quelques mois d'intervalle. Contrairement à la communauté d'Alexino, ces internats accueillent des centaines de patients logés dans des dortoirs, bien moins encadrés et avec des possibilités très limitées d'apprendre un travail, soulignent des défenseurs des droits humains. "Pour un enfant avec un handicap mental, le scénario est difficile. En Russie, il n'y a pratiquement aucune possibilité de socialisation après 18 ans", regrette auprès de l'AFP l'anthropologue Anna Klepikova, professeure à l'Université européenne de Saint-Pétersbourg.
Vers une humanisation ?
Cette experte observe dernièrement des "tendances réelles vers une humanisation de la société russe" concernant les handicapés mentaux et l'apparition de "programmes pour leur socialisation". "Mais cela ne couvre les besoins que de quelques dizaines de personnes", nuance-t-elle. Depuis quelques années, l'idée d'une réforme des internats psychiatriques publics fait son chemin du côté des autorités, sans déboucher pour l'instant sur des mesures concrètes. Les principales propositions visent à réduire leur nombre - plus de 500 actuellement - et à développer des thérapies d'accompagnement sur l'exemple de la communauté d'Alexino. "Le gouvernement est prêt à travailler là-dessus avec nous mais il faut changer la législation. Cela exige beaucoup d'efforts et de temps", souligne Anna Bitova, directrice d'une ONG caritative et membre du Conseil gouvernemental pour le domaine social, dans le journal en ligne Pravmir, qui traite notamment de questions sociales et religieuses.
Selon Mme Bitova, la loi russe actuelle ne permet pas la mise en place d'un accompagnement personnalisé géré par l'Etat en dehors des internats psychiatriques publics. "Et sans financements fédéraux pour régler ce problème, les régions ne feront rien", ajoute-t-elle. A Alexino, la vie suit pourtant son cours, dans une certaine indifférence du reste du pays. "C'est vraiment dommage que notre expérience d'une vingtaine d'années n'intéresse personne pour le moment", regrette la directrice, Elena Alenova.